Il s’était contenté de rester là, assis, muet, hébété, impur, s’enfonçant dans un sommeil comateux où il se sentait revenir soudain à lui, non sous son apparence physique, mais sous la forme d’un enchevêtrement amorphe de souvenirs, de pensées, de péripéties sans importance et de choix décisifs qu’il ne pouvait désembrouiller. Tout était logique et insensé à la fois, les détails ne trouvaient pas leur place dans l’ensemble et l’ensemble était aussi indéfinissable que la silhouette d’un homme errant dans un labyrinthe de miroirs.
(…) cette œuvre historiquement datée dont Jindrich était l’acteur involontaire avait un caractère universel. Elle mélangeait les genres, les styles et les intentions. Shakespeare y était uni à Tchekhov et à Brecht, Josef Kajetan Tyl à Ionesco et Klicpera à Beckett. Des personnages de Goldoni apparaissaient dans des scènes qu’on aurait dites écrites par Tennessee Williams. Le « Sang polonais » y côtoyait « La tragédie optimiste » et « Mère Courage. » Il n’était pas rare qu’un ténor héroïque, dans cette farce, se trouve confronté à plusieurs acteurs présentant tous les symptômes d’un délire de persécution avancé.
Durant toute sa vie il avait été persuadé, comme d’ailleurs la plupart des gens qui évitent les conflits par manque de combativité, qu’il ne pouvait lui arriver de malheur plus grave, qu’il n’avait pas la poisse, que le destin ne lui avait pas réservé que de petites joies mais aussi seulement de petits malheurs ordinaires. Et voilà qu’il se trouvait dans une situation qui sortait absolument de son expérience et contre laquelle il n’avait pas de contre-poids intérieur. Ses armes subtiles, l’ironie et l’exagération, étaient aussi impuissantes qu’un canif contre une mitrailleuse. (…) Seule une femme serait peut-être capable de paralyser leur volonté et de les déconcerter au moins pour un temps. Mais Miriamka ne venait pas et Richard n’entendait même pas sa voix. Peut-être n’officiait-elle pas juste à ce moment, à moins qu’elle n’ait eu mal au cœur devant tant de sang.