Hommage aux fous…, « aux fous-fous », « à ceux qui osent », pourrait-on dire… à ceux qui, arrivés à un âge qualifié de « vieillesse », ne sont pas satisfaits de leur état, de ce qu'ils sont devenus, et décident alors de vivre autrement, en défiant leur destin !
Le héros de ce roman, Cyril Duša, est un paysan d'un village morave. Il a soixante ans. Il est entré à l'hôpital et a dû y passer un séjour assez long, et un jour le médecin lui a dit qu'il peut sortir et retourner vivre chez lui… Mais Cyril Duša, ne saute pas de joie à l'annonce de cette nouvelle ! Est-ce qu'on le laisse quitter l'hôpital parce qu'on ne peut plus rien faire pour lui ? Peut-être est-il condamné ? Peut-être est-il atteint d'un cancer ?
Il est assez persuadé qu'il n'en a plus pour très longtemps et voudrait justement savoir combien de temps lui reste à vivre. Il questionne le médecin sur le ton de la révolte. Il ne se serait pas permis de s'adresser à un docteur de cette manière-là avant ! Il se demande si c'est la maladie qui l'a ainsi transformé… C'est comme si, à un moment donné, il s'était abstrait de lui-même…
Notre héros en vient à se poser des questions sur sa propre existence. Il n'est pas pressé de se retrouver chez lui avec sa femme qu'il n'aime pas. Cela le rebute, l'affecte. On le sent méfiant, prudent, craintif même.
Il se demande comment il en est arrivé là dans sa vie, à n'être qu'un homme trop placide, qui vit une vie sans joie. C'est comme s'il s'en était jusqu'ici contenté et cela le rend très amer.
Il a intériorisé au fond de lui pendant trop longtemps un sentiment de mal-être, et son séjour à l'hôpital semble avoir changé sa personnalité… Une force inconnue le pousse à se lâcher au point que sa personnalité semble se dédoubler, et son double se désinhiber…
Il va faire sur lui-même un travail d'introspection. Il éprouve le besoin de scruter sa vie écoulée, de remonter dans ses souvenirs pour comprendre quand sa vie a dévié de son chemin rêvé…
De retour chez lui, il décide d'aller s'installer au grenier. Il a besoin de s'isoler, de ne pas voir sa femme. Il va commencer à écrire son journal intime.
Des épisodes de son enfance, alors qu'il était encore tout jeune, lui reviennent en mémoire…
Il avait dû vivre dans une ville dont peu d'habitants parlaient sa langue maternelle, et où il n'y avait même pas d'école tchèque. C'était à la frontière, entre la Moravie et l'Autriche, dans les Sudètes, avec une population à majorité germanique.
Il se remémore le moment où Allemands et Russes avaient pris position d'un côté et de l'autre de la maison familiale à Řičín.
Il se souvient aussi du caractère de ses parents : son père était un homme affable, toujours prêt à rendre service, alors que sa mère, elle, était une femme autoritaire, qui n'hésitait pas à jurer comme un homme.
Il évoque le départ et le retour de son père de la 1re Guerre mondiale… qui avait perdu ses repères en rentrant, et qui en était devenu mutique. Et puis son père a un jour déserté la maison familiale pour de bon, et Duša se demande pour quelle raison il a disparu ainsi, sans laisser de trace…
Cyril Duša considère que s'il est comme il est, c'est à cause du fait que sa mère voulait qu'il soit toujours à ses côtés dès le moment où son mari avait disparu… Et de ce fait, il a été privé de sorties avec ses copains, et n'a pu s'émanciper !
« C'est elle qui a fait que je n'étais pas comme les autres gamins que j'allais pas avec eux que je menais pas leurs batailles et j'allais pas au café. J'avais presque vingt ans qu'il fallait encore qu'elle surveille tous mes pas. »
Les phrases écrites par Duša dans son journal intime apparaissent distinctement dans le texte par rapport au reste de la narration. La justification du texte en largeur est alors étroitisée, et les phrases sont sans ponctuation. Ces phrases semblent être rythmées par une respiration rapide, due à ses émotions…
En écrivant son journal, il ressent à certains moments de l'extase, mais à d'autres moments il se sent emmuré dans son passé et ses expériences.
« Il lui semblait injuste et insensé qu'on soit à la fois déterminé et limité par sa personnalité, par son propre passé, et en même temps ignorant, vague et donc impuissant dans les situations que nos aïeux ont pourtant vécues si longtemps avant nous. »
Sa femme ne le reconnaît plus ou plutôt elle ne reconnaît plus en lui le Duša qu'elle connaissait avant qu'il n'entre à l'hôpital. Cyril Duša éprouve envers elle colère, dégoût et mépris. le fait est qu'il a toujours été dans sa vie un homme timide et mou. Quand il faisait des reproches à sa femme, et qu'il s'adressait à elle très grossièrement, à chaque fois, incapable qu'il était d'un véritable affrontement et d'une hostilité durable, il cédait.
Il restera désormais à l'écart dans son grenier, tant que cela lui conviendra, dans l'espoir de découvrir un ailleurs, et de se mettre en quête de rencontrer peut-être celui qu'il avait voulu être… Pour lui, un Duša qui ne vivait pas en bas dans la maison, qui ne dormait pas dans le lit conjugal, avait pour ces raisons, pourtant très ordinaires, cessé d'être l'ancien Duša ! Une sorte d'ivresse semblait l'avoir envahi !
Cyril Duša va un jour s'énerver contre son fils, en conséquence de quoi il ira se saouler au village. C'est à cette occasion qu'il tombera sous le charme d'une jeune femme d'une quarantaine d'années plus jeune que lui, Eva, qui jusqu'ici n'avait eu que des déboires avec les hommes…
« le vieil homme prenait plaisir à voir les joues d'Eva s'arrondir et son ancienne expression de fouine aux aguets disparaître de son visage. Pour Eva, ce fut enfin la découverte de la confiance en l'autre, un autre qui ne cherche pas à vous décevoir ou à vous quitter, qui ne sera envers vous ni menteur, ni voleur. »
Duša n'a de cesse de se questionner sur son futur proche. Il est dans l'inquiétude.
En raison de sa liaison avec Eva, sa femme va demander le divorce... Comment cela va-t-il se passer au tribunal ? Il appréhende ce moment de confrontation… Quand il reçoit sa lettre de convocation au tribunal par la postière en plein milieu du marché du village, et que celle-ci l'interroge tout haut sur ses intentions devant tout le monde, les ragots vont bon train !
« Il avait toujours abdiqué, incapable de prendre la moindre décision. Confiant, il laissait le sort décider à sa place. le sort tranchait et Duša avait une bonne excuse à ses propres yeux. Ce n'est pas moi, c'est le destin qui l'a voulu, ce destin dušéen, ce destin d'homme piétiné. Mais ce sort, il l'avait désormais refusé. Fallait-il maintenant qu'il se soumette encore à son nouveau destin ? »
Duša (= « âme » en français). Les connotations métaphysiques de son patronyme obsèdent notre héros au point de modeler sa vie !
Jan Trefulka (1929-2012), écrivain, traducteur, critique littéraire et journaliste tchèque, ami intime de
Milan Kundera toute sa vie durant, a été un des signataires de la Charte 77, rédigée par
Václav Havel, ce courageux manifeste en faveur du respect des Droits de l'Homme, et dès lors il a été interdit de publication par le régime autoritaire pendant plus de 20 ans. Ses oeuvres ont alors commencé à être plus largement diffusées à l'étranger et ont circulé sous le manteau dans son pays, la Tchécoslovaquie. Deux de ses amis seront emprisonnés pour avoir été pris avec des exemplaires de son «
Hommage aux fous » en samizdats.
« Si on est écrivain, on doit rester dissident par rapport à la société telle qu'elle se revendique, le libéralisme est certainement capable, lui aussi, de produire un jour son totalitarisme. »
C'est mon 3e livre de Trefulka et ce scepticisme souvent goguenard se retrouve aussi dans ses deux autres romans traduits en français, «
Séduit et abandonné » (1990), et «
le grand chantier » (1999).
Jan Trefulka a l'habitude de mettre en scène des personnages humains, souvent faibles et pathétiques, qui n'ont que peu d'emprise sur leur destin.
J'aime beaucoup son écriture pleine d'ironie et son sens de l'observation.
Il fait de chacun de ses livres, au-delà du romanesque, de précises et précieuses miniatures du réel.