Quand j'eus passé le pont, je vis pour la première fois un champ de bataille. Ce spectacle me glaça d'effroi, mais l'état que j'avais embrassé devait me faire oublier tout cela. La plaine était couverte de cadavres, presque tous Autrichiens. Dans le village, dans les rues, dans les maisons, dans les jardins, tout était garni de morts. Pas un coin qui ne fut arrosé de sang. Nous fûmes logés militairement. Je n'ai pas pu me coucher de la nuit, faute d'espace pour m'asseoir sur le plancher. Les maisons étaient pleines de blessés, sans habitants et dévastées. Je ne mangeai rien de la journée ; je ne pus même pas faire sécher mes habits qui étaient pourris d'eau. Quatre jours après, ils ne l'étaient pas entièrement.
On se battait dans les rues, dans les jardins, dans les maisons ; les balles arrivaient sur les boulevards. Je ne pourrais dire comment il se fit qu’en allant d’un point à un autre pour soutenir mes voltigeurs, je me trouvai seul, entouré d’ennemis et près d’être saisi. Je m’esquivai par la porte d’un jardin, et après avoir marché quelques temps, je me trouvai seul du bataillon sur le boulevard, au milieu de l’armée dans la plus complète déroute. Je suivis le mouvement, sans savoir où j’allais, je passais le pont qui était fermé à l’entrée par un des battants de la grille en fer, et encombré de cadavres qu’on foulait aux pieds. Enfin je me trouvai de l’autre côté, porté par la masse des hommes qui se sauvaient. C’était une confusion qui faisait saigner le cœur.
J'étais donc à Paris, dont je rêvais depuis tant d'années ! Il me serait impossible de rendre compte du plaisir que j'éprouvai, quand j'entrai dans la capitale de la France, dans cette grande et superbe ville, l'asile des beaux arts, de la politesse et du bon goût. Pendant les quelques jours que j'y restai, je fus assez embarrassé pour définir les sentiments que j'éprouvais, et me rendre compte des impressions que me causaient la vue de tant de monuments, de tant de chefs-d'oeuvre, et cet immense mouvement qui m'entraînait. J'étais souvent dans une espèce de stupeur, qui ressemblait à de l'hébètement. [...] Il faut sortir comme moi d'une petite et laide ville, quitter pour la première fois le toit paternel, n'avoir rien vu de véritablement beau, pour comprendre et concevoir toute ma joie, tout mon bonheur.
... je dois me féliciter de ce que la fortune ne m'a pas été plus contraire, et remercier la Providence, puisque j'ai la satisfaction de me retirer du service sans aucune infirmité ni blessures graves : c'est une grande compensation et un inappréciable bienfait pour mes vieux jours.
Le 14 juillet, comme nous allions arriver à Brandebourg, une partie des équipages de l'Empereur, escortés par les gendarmes d'élite, passa dans nos rangs. Un chasseur du bataillon cria : "Place aux immortels !" Il s'en serait suivi une vive querelle, si les officiers n'étaient pas intervenus. Cette mordante épigramme était répétée à tous les passages des gendarmes depuis Iéna. C'était parce que cette troupe d'élite, étant chargée de la police militaire du quartier général impérial et de la garde des équipages de l'Empereur, ne paraissait jamais au feu, qu'on l'avait baptisée du nom d'immortelle. Cette insulte était injuste, mais que faire contre une opinion répandue ? Cependant, après la bataille d'Eylau, l'Empereur ordonna qu'un jour de bataille les gendarmes auraient un escadron en ligne. Les hommes se firent tuer à leur poste, mais cela ne tua pas la plaisanterie.
J'étais jeune, plein de santé, de courage, et je croyais que c'était plus que suffisant pour lutter contre tous les maux possibles ; j'étais en outre rompu à la marche ; tout s'accordait pour me faire envisager une campagne comme une promenade, où malgré qu'on y perdît tête, bras et jambes, on devait trouver du délassement. Je désirais en outre voir du pays : le siège d'une place forte, un champ de bataille. Je raisonnais alors comme un enfant. Et, au moment que je jette ceci sur le papier, l'ennui qui me consume dans mon cantonnement (à Schönbrunn) et quatre mois de courses, de fatigues, de misères, m'ont prouvé que rien n'est plus affreux, plus triste que la guerre.
À Quimpert-Corentin, mon chef de bataillon, qui y était en garnison, nous chercha querelle, parce que nous avions encore sur nos croix d'honneur l'effigie d'Henri IV, lui qui, quelques mois auparavant, voulait m'envoyer aux arrêts parce que je n'avais pas fait changer l'effigie de Napoléon et remplacer l'aigle impériale par les fleurs de lis de l'ancien régime !
Une de ces blessures m'avait été faite par la tête d'un sous-lieutenant, qui m'avait été jetée à la face. Je fus longtemps couvert de mon propre sang et de la cervelle de cet aimable jeune homme qui, sorti depuis deux mois de l'École militaire, nous disait la veille : "À trente ans, je serai colonel ou tué."
Dans la matinée, le lieutenant-colonel (...) réunit tous les hommes dans la cour de la caserne de Lourcine, pour les haranguer. Il nous dit très sérieusement qu'il avait servi avec fidélité la République, le Consulat, l'empereur Napoléon, Louis XVIII et Charles X, et qu'il servirait de même le souverain que les Chambres appelleraient au trône. Les officiers sourirent et le reconnurent pour la plus vieille girouette du régiment. Au fait, ce n'était ni de sa faute ni de la nôtre, si les évènements nous forçaient à servir tant de gouvernements divers, mais il aurait pu se dispenser de faire parade de nos honteuses palinodies, de la fréquence de nos serments si solennellement prêtés, et souvent si peu respectés.
Une de ces blessures m'avait été faite par la tête d'un sous-lieutenant, qui m'avait été jetée à la face. Je fus longtemps couvert de mon propre sang et de la cervelle de cet aimable jeune homme qui, sorti depuis deux mois de l'école militaire, nous disait la veille "A trente ans, je serai colonel ou tué".