Jean Canolle

Ici même, à deux pas de la vague, à un kilomètre des mas camarguais où vivent manadiers et éleveurs de taureaux, sur cette langue de terre où s’élève encore toute isolée la cabane des Fournier, il n’y aura bientôt plus que des dalles de ciment, des immeubles pyramidaux, des tours cyclopéennes. Une ville s’édifiera.
J’ai à peine le temps de parler d’Annabella. Anna-Bella, Anna la Belle, Anna la Brute, Anna-tout-court, Anna ma sauvage, ma dure, ma farouche, mon étrange et insolite Anna, ma tendre et ahurissante créature, ma brune à la crinière échevelée, aux yeux de lapis, ma môme, mon amour, oui mon premier et dernier amour, ma tant voulue et tant attendue, ma perdue, ma retrouvée, mon rêve réalisé, Anna enfin, Anna dont je prononçais le prénom dès mon réveil et qui occupait ma pensée jusqu’à ce que le sommeil m’emporte… Annabella Fournier, Anna, Anna, j’ai à peine le temps de parler de toi, fille de ma vie. Le temps de rédiger ce livre, et ta maison sera écrasée, la dune où dorment ton père et ta mère nivelée, ton royaume anéanti.
Il ne restera de ton aventure que tes propres souvenirs et les miens.
Les voici.

- Qu’est-ce qui se passe ? dit Fournier. Qui vous êtes ?
- Jean de Fonségude.
- Ah ! Bon.
- Votre fille a une entorse.
- L’avait qu’à pas foutre le camp.
- Ce n’est pas grave.
- Dommage ! L’aurait une patte cassée, elle serait forcée de rester ici.
- Je me permettrai de venir prendre de ses nouvelles, si vous voulez bien.
- Non, je le veux pas.
Jean de Fonségude fronce les sourcils.
- C’est votre droit, fait-il avec calme.
- Oui, c’est mon droit. Et je vous dis pas merci. Et je vous demande de vous en retourner d’où vous venez. Mêlez-vous de vos affaires.
- Merci de m’en informer, sourit le cavalier, qui remonte à cheval. Mademoiselle, je suis heureux d’avoir fait connaissance avec votre père. Au bout de quatre-mille ans de civilisation, rencontrer un homme de Cro-Magnon est un événement très rare.

Je veux -que ce soit fils ou fille- emmener un jour cet enfant là-bas, près du phare de l’Espiguette, à l’endroit exact où la civilisation grignote pouce par pouce de terrain jusqu’à étouffer tous les paysages et je lui dirai :
- Tu vois ? A la place de cet immeuble, il y avait une fois une fillette aux cheveux noirs comme aile de corbeau, à l’œil lapis-lazuli, qui vivait nue sous un chiffon de toile et courait la lande plus vite qu’une antilope. Elle volait des chevaux, elle rêvait de richesse, elle ne concédait rien à personne. Je l’ai aimée dès le premier regard. Elle m’a aimée un peu plus tard.

Depuis deux ans qu’a eu lieu le drame, l’Etat-voleur t’a rapiné ton butin, Emile s’est établi en Argentine avec ce qui restait, Corinne marche et parle, tu as échangé ton nom contre le mien, tu es la reine de mes jours, de mes nuits, des gens de la manade, des taureaux et des chevaux, de la Camargue tout entière, mais, c’est vrai, tu es restée la dure et pure Anna, insociable, sans nuance, possessive et agressive.

Parler d’Anna, c’est d’abord dresser le portrait en pied de son père, homme du Nord, fait pour vivre en Camargue comme un porc est fait pour être archevêque, comme un poisson est fait pour chanter dans les arbres, et qui pourtant s’est cramponné à son coin-de-bout-du-monde pendant vingt ans, jusqu’à y crever.