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Citation de mandarine43


[ Incipit ]

1

Je m’en vais, dit Ferrer, je te quitte. Je te laisse tout mais je pars. Et comme les yeux de Suzanne, s’égarant vers le sol, s’arrêtaient sans raison sur une prise électrique, Félix Ferrer abandonna ses clefs sur la console de l’entrée. Puis il boutonna son manteau avant de sortir en refermant doucement la porte du pavillon.
Dehors, sans un regard pour la voiture de Suzanne dont les vitres embuées se taisaient sous les réverbères, Ferrer se mit en marche vers la station Corentin-Celton située à six cents mètres. Vers neuf heures, un premier dimanche soir de janvier, la rame de métro se trouvait à peu près déserte. Ne l’occupaient qu’une dizaine d’hommes solitaires comme Ferrer semblait l’être devenu depuis vingt-cinq minutes. En temps normal il se fût réjoui d’y trouver une cellule vide de banquettes face à face, comme un petit compartiment pour lui seul, ce qui était dans le métro sa figure préférée. Ce soir il n’y pensait même pas, distrait mais moins préoccupé que prévu par la scène qui venait de se jouer avec Suzanne, femme d’un caractère difficile. Ayant envisagé une réaction plus vive, cris entremêlés de menaces et d’insultes graves, il était soulagé mais comme contrarié par ce soulagement même.
Il avait posé près de lui sa mallette contenant surtout des objets de toilette et du linge de rechange et, d’abord, il avait regardé fixement devant lui, déchiffrant machinalement des panonceaux publicitaires de revêtements de sol, de messageries de couples et de revues d’immobilier. Plus tard, entre Vaugirard et Volontaires, Ferrer ouvrit sa mallette pour en extraire un catalogue de vente aux enchères d’œuvres d’art traditionnel persan qu’il feuilleta jusqu’à la station Madeleine, où il descendit.
Aux environs de l’église de la Madeleine, des guirlandes électriques supportaient des étoiles éteintes au-dessus des rues plus vides encore que le métro. Les vitrines décorées des boutiques de luxe rappelaient aux passants absents qu’on survivrait aux réjouissances de fin d’année. Seul dans son manteau, Ferrer contourna l’église vers un numéro pair de la rue de l’Arcade.
Pour retrouver le code d’accès à l’immeuble, ses mains se frayèrent un chemin sous ses vêtements : la gauche vers l’agenda glissé dans une poche intérieure, la droite vers ses lunettes enfouies dans une poche pectorale. Puis, le portail franchi, négligeant l’ascenseur, il attaqua fermement un escalier de service. Il parvint au sixième étage moins essoufflé que j’aurais cru, devant une porte mal repeinte en rouge brique et dont les montants témoignaient d’au moins deux tentatives d’effraction. Pas de nom sur cette porte, juste une photo punaisée, gondolée aux angles et représentant le corps sans vie de Manuel Monteliu, ex-matador recyclé péon, après qu’un animal nommé Cubatisto lui eut ouvert le cœur comme un livre le 1er mai 1922 : Ferrer frappa deux coups légers sur cette photo.
Le temps qu’il attendait, les ongles de sa main droite s’enfoncèrent légèrement dans la face interne de son avant-bras gauche, juste au-dessus du poignet, là où se croisent nombre de tendons et de veines bleues sous la peau plus blanche. Puis, très brune aux cheveux très longs, pas plus de trente ans ni moins d’un mètre soixante-quinze, la jeune femme prénommée Laurence qui venait d’ouvrir la porte lui sourit sans prononcer un mot avant de la refermer sur eux. Et le lendemain matin vers dix heures, Ferrer repartit vers son atelier.
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