Jean Giono

Et voilà ce que nous allons faire. Nous allons d'abord tout démesurer ; nous allons enlever au travail sa mesure humaine ; ce qui faisait qu'un homme seul pouvait affronter le travail avec ses forces individuelles, nous allons le détruire et le remplacer par une mesure inhumaine. Nous allons faire exactement pareil pour tout, car tout se tient et notre travail démesuré ne serait rien qu'une curiosité si tout n'était pas à l'échelle et il finirait par mourir au fond de quelque roulotte, comme un géant de cirque. Nous allons donc démesurer la politique, la philosophie, le nationalisme, le patriotisme, le militarisme, le militantisme, l'égoïsme qui, devenu immense, peut très bien s'appeler fraternité. Nous allons tout gonfler : les dieux habitent les palais de nuages que les orages entassent en des milliers de kilomètres de haut. Il faut que l'homme seul ne puisse plus vivre seul ; il faut qu'il ne puisse plus agir avec ses simples forces individuelles. Il faut non seulement qu'il sente dans sa chair son incapacité physique mais qu'il sente dans son cœur la terreur de la solitude. La famille elle-même, qui constituait sa société naturelle, il faut que notre construction du monde la menace tellement par son allure gigantesque qu'il en arrive à la perdre dans une conception nouvelle de la famille, démesurée à l'échelle de tout. Alors, il sera bien obligé de s'agglomérer dans ces individualités gigantesques, dans ces communautés que nous désirons voir se constituer. Il sera bien obligé d'abandonner cette qualité artisane à laquelle il se cramponne, de s'abandonner corps et âme ; de tomber dans le corps monstrueux que composent les ouvriers de la chaîne. Toutes ces chaînes seront enchaînées les unes aux autres. C'est alors qu'on pourra vraiment dire : l'Homme, et non plus : les hommes.