Citations de Jean-Marc Porte (82)
Je me souviens de tous mes gestes, tous mes mots, là-haut. Les murailles du Lhotse, les Kangchenjunga aux frontières du Bhoutan, les couleurs des hauts plateaux tibétains, à plus de 4 000 m sous nos pieds... Je me souviens du vent encore.
Moments irrationnels du voyage et enchantement intime du monde.
Il arrive parfois que la beauté des territoires submerge toute raison.
Où se relient véritablement les fils parfois si fragiles et si ténus qui m'ont parfois emmené, moi comme d'autres, sur ce sommet?
Une réussite sur l'Everest est-elle un plein ou un vide?
La montagne, quant à elle, n'a pas perdu un pouce de sa brutalité. Avancées techniques ou pas, elle sait, à l'occasion, en rappeler quelques traits cruels à ses courtisans.
L'Everest a du succès, beaucoup de succès. On s'y presse. On s'y cogne toujours. On y meurt, aussi.
J'ai regardé longtemps vers le nord l'inflexion de l'horizon, la courbure de la Terre. J'ai lancé les deux agates de mon fils dans le vide du versant du Kangshung.
Le sommet de l'Everest fut pour moi ce point étrange de claire conscience, que je n'attendais pas. Un point de fuite, une perte définitive et heureuse. Ni regret, ni sagesse. Tout ce qui finissait en ces minutes ne me faisait pas peur.
On lève les yeux. Le Makalu émerge du monde, en dessous du nôtre. A cet instant précis, j'ai su que j'allais y arriver. Il n'y avait plus ni craintes, ni limites de l'esprit. Juste cette immense évidence, qui m'a doucement emmené jusqu'au sommet.
Il faut essayer de ne pas trop réfléchir aux cadavres enjambés sur l'itinéraire, des momies de gel presque paisibles. Eux. Nous. Des vivants et des morts.
En changeant ma première bouteille vide, je pense à Mallory et Irvine, aux rares amis passés, eux aussi, ici. Vivants, morts et moi.
Très loin vers le sud-ouest, à des dizaines de kilomètres au-dessus du Népal, de gigantesques cumulus lâchent par intermittence des éclairs. Je me rends compte qu'il m'a fallu très longtemps pour intégrer réellement ce gigantesque orage dans mes repères. Pendant probablement plusieurs dizaines de minutes, je n'ai pu que saisir, sans rien en comprendre d'autre, la beauté de cet immense spectacle.
Et puis, un jour, on voit l'Everest. Réellement. Ce moment où tombent le voile des métaphores et l'imaginaire n'est jamais sans danger. Un danger indirect, bien sûr, mais puissant : l'image vient de rencontrer son signe.
A quoi rêvent les ciels de l'Himalaya, qui portent ces souffles de transparence vers tant de divinités invisibles? Aux marges de quels univers protecteurs montent ces prières silencieuses?
Juste devant nous, l'axe de l'Himalaya est devenu la matière irréelle d'un horizon titanesque, d'où se détachent, plus vastes que le monde, les forteresses étincelantes du Shisha Pangma, un géant "juste" au-dessus de 8 000 m. Horizon de cristal.
Isolé du monde, au coeur d'une puissante citadelle, il est difficile de ne pas penser qu'en ces terres uniques, bien des liens particuliers peuvent effectivement se nouer avec le ciel.
Statistiquement, si cette abstraction signifie quoi que ce soit, 18% des prétendants à son sommet sont morts sur ses pentes.
Je peux raconter le vent dans le grand drapeau à prières qu'un sherpa avait déployé, le plaisir de voir arriver des grimpeurs et des sherpas du versant népalais, les poignées de main, les étreintes avec nos sherpas.
L'aube est venue très doucement de l'est, cisaillant le monde d'un froid nouveau. Là où nous avancions comme à tâtons, les couleurs pâles, toutes de bleu et de violet, ont réinvesti la matière. L'horizon s'est déchiré brièvement d'orange et d'or.