Citations de Jean-Marc Porte (82)
On estime aujourd'hui que près de cent-soixante-dix personnes ont trouvé la mort sur les pentes de l'Everest. Il est techniquement quasiment impossible de redescendre un corps de très haute altitude. La seule marque concrète en mémoire de ces disparus, sur le versant nord comme sur le versant sud, est très souvent constituée d'une simple stèle.
L'univers se réduisait à un rideau de flocons fuyant vers le gris du monde.
Lhassa, ville interdite? Avant l'immense succès des récits d'Alexandra David-Néel, les Occidentaux qui avaient vu de leurs propres yeux cette capitale mystérieuse se comptaient sur les doigts de la main.
A quoi donc, rêvent les vents du monde? Au col de La Lung-La, sous le ciel aux couleurs de stratosphère, je m'autorise parfois à croire que les songes, les prières et les destins volent ici, silencieux et invisibles, dans les grands vents de l'Himalaya.
Tout près du dernier point de fuite possible sur Terre, l'esprit se met à sourire de cette délirante distance, et s'ouvre paisiblement à cet impensable : en ce moment précis, nous sommes le monde...
La toponymie d'un sommet,son nom, parle parfois beaucoup d'une montagne. L'Everest est ainsi l'un des rares très grands sommets du globe à ne pas avoir conservé son patronyme original.
Après et plus haut, d'autres choses arrivent. Mais la véritable humanité de toute expédition s'écrit, mots après jours, dans cette immense attente silencieuse des camps de base.
1924, Mallory et Irvine; 1953, Hillary et Tensing; 1978, Reinhold Messner et Peter Habeler. Egrener ici quelques dates et de grands noms ne suffit pas à épuiser l'histoire immense de cette montagne immense.
Au plus près du sommet de l'immense pyramide, la lenteur inouïe de la progression signe l'isolement particulier de la très haute altitude.
Il faut redessiner mentalement les fils du connu, laisser se dérouler le long travelling des mémoires lointaines -- repères nécessaires, comme de fragiles étoffes tendues au bord de l'incertitude du monde.
Ni excitation, ni énergie, juste les présences d'un vaste silence.
Le temple est presque rendu au silence. Un orage gronde au loin vers le nord. D'immenses lampions célestes illuminent le ciel, zébré d'éclairs et de drapeaux à prières.
L'Everest touche, sans doute, à l'existence.
Parce que tout voyage, me semble-t-il, ne se clôt jamais par son simple "déroulement", j'ai emprunté au bouddhisme tibétain la figure du mandala, cette représentation de l'un et du multiple, qui a à voir avec ma propre représentation de l'Everest désormais.
Quelles idées de la vie -- voire de la mort -- se mobilisent dans ces lieux étranges?
Les fils invisibles qui m'avaient mené ici étaient dénoués. Bonheurs et douleurs, amours et peines, espoirs et défaites, bassesse ou courage, deuils et naissances, absences et présences...
Ecouter le vent. Ecouter le vent du monde qui claque dans les éclats de couleurs du grand mât à prières du col de La Lung-La. Des centaines de carrés vifs vibrent et déchirent le monde.
Inspirer longuement les vagues de chaleur lourde, mêlées d'odeurs d'encens. Se sentir soudain si vide, si transparent au monde.
Cet attracteur étrange, fort de son monopole de "point géographique indépassable", continue d'exercer son magnétisme sur les himalayistes, qui viennent désormais du monde entier courtiser à leur tour ce sommet.
Je regardais mon existence courir sur la courbure de la Terre. Et puis, très lentement, nous avons commencé à redescendre vers la vie.