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Citation de hcdahlem


(Les premières pages du livre)
1
J’attendais la vieillesse, j’ai eu le confinement.

2
Il arrive, parfois, dans la vie, que le temps du monde, le temps de l’histoire — le temps des guerres et des pandémies — entre en résonance avec le temps intime de nos vies personnelles. C’est ce qui m’est arrivé au printemps 2020. Ce qui est advenu alors, pendant ce premier confinement qui a engourdi le monde, c’est une collision inattendue, une coïncidence imprévisible entre deux moments de ma vie que rien n’aurait dû rapprocher.

3
Un jour, pendant le confinement, je suis repassé devant l’école de la rue Américaine où j’allais quand j’étais enfant. Les rues de Bruxelles étaient désertes, on apercevait très peu de voitures dans le quartier. Arrivé devant le bâtiment en briques rouges de mon ancienne école, j’ai poussé la porte et j’ai jeté un coup d’œil dans le hall d’entrée. Je reconnaissais à peine les lieux, seule l’odeur m’a transporté fugitivement en arrière dans le temps, tout le reste me demeurait étranger. Derrière une succession de portes vitrées et de couloirs, je devinais un arrière-plan indifférencié de fenêtres en hauteur et de salles de classe. Une cour de récréation, un préau désert. Je ne suis pas entré dans l’école, je suis resté sur le pas de la porte. Je me tenais là, immobile au seuil de ce grand hall dallé de noir et de blanc, et ce qui apparut alors devant moi dans la lumière éblouissante du soleil de ce matin de mars, dans une sorte de réverbération visuelle issue des profondeurs du temps, comme lorsqu’on aperçoit, dans un mirage, des formes très lointaines qui se mettent à onduler sous la chaleur, c’est le carrelage en damier noir et blanc de ce grand hall d’entrée tel qu’il devait être au milieu des années 1960, souvent mouillé de pluie, avec des traînées de boue et des traces humides de pas et de cartables à moitié effacées. Je regardais ce vieux carrelage noir et blanc aujourd’hui sec et poussiéreux sur lequel se reflétaient et s’entremêlaient des ombres en mouvement, lentes et paresseuses, venant des branches des marronniers de la cour de récréation ou de plus loin encore, des abysses du passé, et je me suis alors rendu compte — jamais cela ne m’avait frappé auparavant — que le sol du hall d’entrée de mon ancienne école avait des allures d’échiquier.

4
J’étais là, immobile, devant l’échiquier de ma mémoire — et j’y resterai tout au long de ces pages, c’est le présent de ce livre, c’est son présent infini.

5
Dans La Vie mode d’emploi, Georges Perec applique un principe dérivé d’un vieux problème bien connu des amateurs d’échecs : la polygraphie du Cavalier. Il s’agit d’un problème mathématicologique, appelé aussi algorithme du Cavalier, fondé sur la marche du Cavalier aux échecs, qui consiste à faire parcourir au Cavalier les soixante-quatre cases de l’échiquier sans jamais s’arrêter plus d’une fois sur la même case. Je ne viserai pas ici une telle exhaustivité autobiographique. Non. Tout au plus me contenterai-je de promener négligemment mon Cavalier de case en case au gré de mes souvenirs, en tâchant de redonner vie à quelques fragiles silhouettes furtives et émouvantes qui ont traversé ma vie.

6
Le phare, symbolique, du quartier de mon enfance, c’est l’immeuble du 2, rue Jules Lejeune, à Bruxelles, qui se dresse à l’angle de la place Charles Graux et domine de sa hauteur la rue Washington. C’est un immeuble de pierre grise et de briques rouges qu’on aperçoit de loin, et je ne manque jamais, quand je repasse aujourd’hui dans le quartier, de jeter un regard à la fenêtre du quatrième étage. Je regarde cette fenêtre, et j’ai parfois l’impression de deviner l’enfant que j’étais derrière la vitre. Oui, je me revois là en pyjama en train de guetter le retour de mes parents qui ne rentraient pas. Mes premiers souvenirs d’inquiétude datent de cette époque — et, si le souvenir est si vif, c’est que c’est sans doute là, à sept ans, que j’ai imaginé pour la première fois la mort de mes parents.

7
Rue Jules Lejeune, rue Washington, place Leemans, je pourrais établir la carte de la géographie privée de mon enfance, où quelques lieux apparaîtraient comme autant d’abris rassurants, la Plaine de jeux Renier Chalon, mon école de la rue Américaine, le super GB du voisinage qui a fini par changer de nom pour des raisons de restructurations commerciales qui m’échappent et m’indiffèrent, le « petit Espagnol » de la chaussée de Waterloo, où mes parents nous emmenaient parfois dîner ma sœur et moi. Au cœur de cet univers stable et rassurant de l’enfance trônait la chambre de la rue Jules Lejeune que j’occupais avec ma sœur. Je me souviens des environnements fictifs qu’on y construisait avec Anne-Do, de nos cabanes imaginaires, des noms qu’on s’inventait pour agrémenter nos chimères. Moi, j’étais Michel, en hommage au héros éponyme de la Bibliothèque verte, Michel mène l’enquête, Michel en plongée, Michel poursuit des ombres. Michel ! Au-delà de cette topographie stable autour du havre de paix de la rue Jules Lejeune, un monde inconnu s’étendait, immense et indifférencié, où ne surnageaient que quelques rares îlots familiers, Sars-Dames-Avelines, Ostende, Le Coq, où nous passions les vacances avec nos grands-parents, et qui, dans la perception enfantine que nous avions alors du monde, nous paraissaient à des distances transatlantiques de Bruxelles.

8
Nous sommes en septembre 1963, quelques semaines seulement après ma première rentrée scolaire à l’école de la rue Américaine. Au panthéon familier et réconfortant de mes parents et de mes grands-parents, vient de s’ajouter un nouveau personnage bienveillant, l’instituteur, M. Massoul. Assis derrière nos pupitres dans une de ces salles de classe des années 1960 agrémentée d’un tableau noir et de cartes de géographie aux couleurs que le souvenir délave, nous apprenons à écrire, nous traçons, avec un porte-plume, des rangées de lettres d’une écriture arrondie, appliquée. Silence dans la salle de classe, crissements des plumes métalliques sur le papier blanc légèrement pelucheux des cahiers d’écolier. L’instituteur nous donne un devoir pour le lendemain, des lignes de lettres à tracer. De retour à la maison, je fais mes devoirs dans ma chambre de la rue Jules Lejeune. Appliqué, je trace des lignes de lettres dans mon cahier d’écolier, des lignes de « a », des lignes de « b », des lignes de « c ». Tita, ma grand-mère maternelle, est à la maison ce jour-là. Elle boit une tasse de thé et me regarde tracer mes lettres avec attendrissement derrière sa voilette — pressent-elle déjà l’écrivain que j’allais devenir ? —, et soudain je fais une tache d’encre sur la feuille. Blop. Un pâté. Ma poitrine se contracte, je suis sans force, le monde vient de s’écrouler autour de moi. C’est la première catastrophe absolue à laquelle je suis confronté dans ma vie professionnelle. Je ne sais comment réagir. Je suis un petit garçon de six ans (même pas six ans, cinq ans et demi à la rentrée scolaire 1963), et je suis effondré. Tita prend les choses en main, cela ne lui paraît pas aussi dramatique qu’à moi, aussi irrémédiable, cette tache dans mon cahier d’écolier. Avec une gomme, elle essaie de faire disparaître la tache. Rien n’y fait, l’encre ne part pas avec cette qualité particulière de gomme dont elle se sert, qui ne réussit qu’à affaiblir encore un peu plus le papier, à le froisser davantage, à le fragiliser, à le mettre en danger. J’observe, d’un regard anxieux, le déroulement des opérations. Je suis au bord des larmes. Il faut employer les grands moyens. Une lame de rasoir, dit Tita. Une lame de rasoir ? Branle-bas le combat dans l’appartement, on cherche une lame de rasoir, on va de pièce en pièce, on ouvre les tiroirs, Tita finit par dénicher une lame de rasoir dans la salle de bain. Elle m’assure que je vais être sauvé, que tout va s’arranger, que je devrais pouvoir éviter la prison. Tita s’assied devant mon cahier d’écolier, elle se prépare pour l’intervention, elle relève les manches de son cardigan, elle éprouve la lame de rasoir sur le buvard du bureau, elle sort un coin de langue entre ses lèvres pour affûter sa concentration. Avec précaution, elle se met à gratter, prudemment, l’encre dans mon cahier, à le râper avec le tranchant de la lame. La tache s’étiole, s’amincit, s’amoindrit — et soudain la lame perce le papier. Il y a un trou dans mon cahier ! Au drame s’ajoute le drame, à la catastrophe se greffe la catastrophe, c’est le sur-accident selon le vocabulaire consacré. Un trou, béant, cerné de minuscules résidus crénelés d’encre bleue, en plein milieu de la page de mon cahier d’écolier. C’en est fini pour moi, je m’effondre sur le bureau, je sanglote, en appui sur mon bras. C’est l’exil, le bannissement assuré. Je ne sais plus comment l’histoire s’est terminée (sans doute Tita a-t-elle écrit un mot à l’instituteur pour lui expliquer l’incident). Mais cet épisode traumatique de mon enfance révèle un trait de mon caractère qui m’aura empoisonné toute la vie, la quête épuisante de la perfection, qui, ce jour-là, s’est manifestée avec d’autant plus d’intensité que j’en ignorais la cause, que j’en subissais les souffrances sans en connaître l’origine.

9
J’ai un autre souvenir de la même eau. C’est quelques années plus tard, j’ai maintenant une dizaine d’années, et nous faisons une dictée. Je m’applique. M. Massoul, notre instituteur, passe entre les rangées, jette un coup d’œil sur les cahiers. Parfois, il s’arrête auprès d’un camarade et lui indique un mot ou une phrase du doigt pour signaler la présence d’une faute. La dictée se poursuit. L’instituteur s’arrête à côté de moi, regarde par-dessus mon épaule et me dit avec bienveillance qu’il y a une faute, mais il ne me dit pas où, dans quelle phrase, dans quelle partie du texte. Il me dit juste : « Il y a une faute » — et c’est comme s’il venait de placer une épée de Damoclès au-dessus de ma tête. Je cherche, mais je ne trouve pas la faute, je sens le contact acéré du fer de la pointe de l’épée
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