Entretien avec Jean-Philippe Toussaint, à propos de son ouvrage La Clé USB
03/09/2019
Paru lors de la rentrée littéraire de septembre 2019, La Clé USB ouvre un nouveau cycle romanesque dans l’œuvre de Jean-Philippe Toussaint. Voilà en tout cas un livre qui se joue des genres et dévoile d’autres facettes du talent de l’auteur : s’il débute comme un roman policier avec un fonctionnaire de la Commission européenne qui mène l’enquête sur une fraude aux bitcoins, c’est finalement un événement bien plus intime qui clôt le récit. Pour dire le monde contemporain, l’auteur de La Vérité sur Marie choisit une fois de plus de développer les aspects les plus banals de l’existence, en tout cas à première vue.
Après L’Appareil photo (1989) et La Télévision (1997), vous nous revenez lors de cette rentrée littéraire 2019 avec La Clé USB. Un bond technologique qui s’accompagne visiblement d’un saut thématique, puisqu’il s’agit cette fois notamment de bitcoin et de blockchain. Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous pencher sur cette technologie ?
Le narrateur du livre travaille à la Commission européenne. Il dirige une unité de prospective. La prospective est cette activité peu connue du grand public qui a pour sujet d’étude l’avenir. Il ne s’agit pas de prévoir l’avenir, mais de le préparer, selon la formule de Gaston Berger. L’avenir n’est pas ce qui va arriver, mais ce que nous allons en faire, dit Henri Bergson. Pour préparer mon livre, j’ai rencontré un certain nombre de personnes qui travaillent sur ces questions à la Commission européenne. L’une d’elle, spécialisée dans les questions de cybersécurité, m’a parlé de l’ordinateur quantique et de la blockchain. À l’époque, je n’étais pas encore familiarisé avec ces notions. Quand j’ai entendu parler de cybercriminalité, mon oreille s’est dressée, il me semblait qu’il y avait là un fort potentiel romanesque. Je me suis dit qu’il y avait quelque chose à creuser et j’ai commencé à me renseigner et à étudier plus précisément la question.
Le narrateur et personnage principal Jean Detrez est un fonctionnaire somme toute banal de la Commission européenne, entraîné du jour au lendemain dans des jeux d’influence autour d’un appel d’offres. Il se retrouve même à enquêter en Chine, un peu par hasard. Loin de son bureau bruxellois, le voici confronté au réel, au danger ; il découvre de quoi il est capable, en même temps que le lecteur. N’est-ce pas un peu ironique que sa « vraie vie » commence et s’achève pour lui en 192 pages de fiction ?
Une part importante de mon projet était de situer le roman à Bruxelles, dans le milieu de la Commission européenne. C’est un univers mal connu, souvent décrié, critiqué, fantasmé. Mais il faut bien reconnaître que, vu de l’extérieur, c’est un sujet qui peut sembler assez froid. Le milieu de la Commission européenne n’invite pas immédiatement à l’intrigue romanesque. Pour rendre mon roman captivant, il me fallait introduire de la fiction et du suspense. Je devais trouver des éléments qui pourraient faire vivre l’intrigue. Dans le roman, le narrateur va tomber par hasard sur une clé USB qui ne lui est pas destinée. Il va examiner son contenu et découvrir des documents qui vont l’amener à soupçonner l’existence d’une porte dérobée (une backdoor) dans une machine fabriquée en Chine.
Vous êtes reconnu comme l’un des chefs de file du courant minimaliste, un courant littéraire qui privilégie des personnages simples faisant face à des enjeux « mesurés ». Or les enjeux de ce livre-ci semblent sensiblement plus tournés vers l’économique et le politique, avec un personnage principal spécialiste en prospective stratégique (même s’il explique dès le début du livre les limites de cette discipline), un éloge mélancolique de l’Europe face à une Chine aux avant-postes de l’avenir, et des explications sur le fonctionnement d’une blockchain. Aviez-vous le sentiment, voire la volonté, de déborder vos habitudes durant l’écriture ?
Avec ce livre, j’entreprends un nouveau cycle romanesque. Comme il m’importe, à chaque fois que je commence un livre, d’être à la fois fidèle à ce que j’ai écrit dans le passé, mais également de me renouveler, je me suis efforcé, dans ce roman, de proposer quelque chose de nouveau. Dans La Clé USB, j’embrasse un univers beaucoup plus large que dans mon premier roman, La Salle de bain, où je me contentais, en quelque sorte, de l’horizon de ma baignoire. Très clairement, dans ce livre, j’essaie de porter un large regard englobant sur le monde au début du XXIe siècle. Je situe l’action du roman en 2016, qui me semble être une date charnière, à la fois pour le monde, avec le référendum sur le Brexit, mais aussi pour le narrateur, dans sa vie privée.
Vous évoquiez dans une précédente interview les hasards de la vie d’un écrivain, qui peuvent influencer l’écriture d’un livre, sans toutefois en altérer la ligne directrice. Avez-vous rencontré ce type de micro-collisions durant l’écriture de La Clé USB ?
Cela fait plus de cinq ans, depuis que j’ai achevé le cycle de Marie, que je n’avais plus écrit de roman à proprement parler. Pendant cette période, il m’est arrivé d’écrire d’autres livres, comme Made in China, auquel vous faites allusion avec la réflexion sur le hasard. Pendant ce temps, je prenais des notes pour le roman à venir. J’avais dans mon ordinateur un dossier intitulé « 100 éléments romanesques », où je consignais des idées, des morceaux de phrases, des bribes, des fragments qui me venaient à l’esprit. Par la suite, je n’ai bien sûr pas utilisé la totalité de ces 100 éléments romanesques pour l’écriture de La Clé USB, mais il m’arrivait de piocher ici et là. Un jour, j’avais noté l’agacement que me causaient les cintres antivols qu’on trouve parfois dans les armoires hôtels. Je pressentais qu’il y avait là une possibilité romanesque. Dans La Clé USB, quand le narrateur se fait voler son ordinateur en Chine, il va passer sa colère sur ces cintres antivols. Sa rage, d’abord maîtrisée, va se déchaîner contre ces cintres sans crochet qui sont la négation même du principe du cintre ! Même si cela ne s’est pas fait en temps réel, je vois là une micro incursion du fortuit, d’une impression ressentie dans la vie réelle que j’ai introduite dans la trame romanesque du livre en cours.
Votre livre a des allures de roman d’espionnage, d’enquête très rythmée évoquant des techniques de représentation cinématographiques, avant de « retomber » dans quelque chose de plus intimiste et plus typiquement littéraire…
Je crois que ce livre est à la fois le plus romanesque de mes livres (vous avez raison de dire qu’il se rapproche d’un roman d’espionnage, des techniques du roman policier), et le plus autobiographique. Il y a ce double mouvement dans le roman, d’abord un mouvement qui s’éloigne de ma vie personnelle et qui va explorer des territoires vraiment romanesques, et en même temps un mouvement qui revient vers moi-même et ma vie privée. Dans mon travail littéraire, je crois que n’avais jamais été aussi ouvertement romancier, je n’avais jamais construit à ce point une fiction.
Mais, d’un autre côté, j’aborde également dans ce livre des événements autobiographiques très intimes. Il y a donc un double mouvement, à la fois vers la fiction – je n’ai jamais été aussi loin en direction de la fiction, on pourrait presque dire, à cet égard, que c’est mon premier roman ! – et en même temps vers l’autobiographie. Mais, parfois, ces deux dimensions peuvent entrer en collision. C’est une chose qui m’a toujours intéressé, comment, à certains moments de la vie, des éléments du monde extérieur peuvent entrer en court-circuit avec notre vie personnelle. C’est le cas, par exemple, lorsque survient un attentat, on est perdu dans ses pensées et, d’un coup, avec l’attaque, la violence du monde extérieur vient brutalement interrompre le cours de nos pensées et nous expulse du confort de notre vie intérieure.
Mais c’est vrai aussi parfois dans l’autre sens. Il peut arriver des moments, alors que nous sommes pris dans l’action de notre vie professionnelle, plongés dans nos occupations, ou, comme le narrateur de
La Clé USB, dans des aventures à l’étranger, que, d’un coup, la vie privée revienne faire irruption au premier plan et nous bouleverse.
Après plus de quarante ans de pratique, qu’avez-vous appris de plus important sur l’art d’écrire ?
J’ai toujours considéré mon travail littéraire comme une recherche. Tout en poursuivant mon chemin, je m’efforce de me renouveler à chaque fois et de proposer toujours quelque chose d’inédit.
Avez-vous prévu de lire certains livres publiés lors de cette rentrée littéraire de septembre 2019 ? Et êtes-vous attentif à l’actualité littéraire en général ?
Oui, je suis attentif à l’actualité littéraire, je lis régulièrement les livres des Éditions de Minuit. Cette année, j’ai lu avec beaucoup de plaisir La Vérité sur Dix petits nègres, de Pierre Bayard et Pas dupe, d’Yves Ravey. Parmi les livres de la rentrée, j’ai déjà lu Propriété privée, de Julia Deck et Rétine, le premier roman de Théo Casciani. Je lirai sûrement Mon ancêtre Poisson de Christine Montalbetti, Amazonia de Patrick Deville et Extérieur monde d’Olivier Rolin. Je lirai aussi sans doute Le Cœur de l’Angleterre, le dernier livre de Jonathan Coe. Et je lirai Icebergs de Tanguy Viel qui paraîtra en octobre.
Jean-Philippe Toussaint à propos de ses lectures
Quel est le livre qui vous a donné envie d’écrire ?
Crime et châtiment de Fiodor Dostoïevski.
Quel est le livre que vous auriez rêvé écrire ?
Le Quatuor d’Alexandrie de Lawrence Durrell.
Quelle est votre première grande découverte littéraire ?
L’œuvre de Samuel Beckett.
Quel est le livre que vous avez relu le plus souvent ?
À la recherche du temps perdu de Marcel Proust.
Quel est le livre que vous avez honte de ne pas avoir lu ?
Détrompez-vous, je l’ai lu.
Quelle est la perle méconnue que vous souhaiteriez faire découvrir à nos lecteurs ?
J’ai, dans ma bibliothèque, L’homme qui savait la langue des serpents, d’Andrus Kivirähk. C’est un best-seller en Estonie, on me l’a offert un jour à la fin d’un voyage à Tallinn. A priori, ce n’est pas vraiment ma tasse de thé, un roman plein de sortilèges et de salamandres. Je l’ai ouvert dans l’avion pour voir de quoi il s’agissait, et j’ai commencé à le lire, j’ai continué tout au long du voyage. Le plus surprenant, c’est que je l’ai terminé à mon retour à Bruxelles. C’est sans doute le livre le plus improbable que j’aie jamais lu.
Quel est le classique de la littérature dont vous trouvez la réputation surfaite ?
J’ai écrit dans un de mes livres que, si l`on peut être péremptoire dans l`admiration, il faut rester modeste dans le dénigrement.
Avez-vous une citation fétiche issue de la littérature ?
Plusieurs phrases de Beckett me viennent à l’esprit. Par exemple, dans Molloy : « Et il vous a dit pourquoi, dis-je, flairant la flatterie dont j’étais assez friand. »
Et en ce moment que lisez-vous ?
Une biographie de Paul Valéry, Valéry, tenter de vivre, par Benoît Peeters.
Découvrez La Clé USB de Jean-Philippe Toussaint aux Editions de Minuit :

Entretien réalisé par Nicolas Hecht.
Je veux saisir Monet là, à cet instant précis où il pousse la porte de l’atelier dans le jour naissant encore gris. C’est le moment du jour que je préfère, c’est l’heure bénie où l’œuvre nous attend. L’aube est fraîche, l’air vif picote les joues. Il est un peu plus de six heures et demie du matin, pas un bruit au loin dans la maison endormie qu’on vient de quitter, quelques pépiements d’oiseaux dans le jardin où les arbres sont immobiles comme le silence. C’est un de ces matins du monde comme il y en a tous les jours en Normandie dans les villages que bordent l’Eure et la Seine. Nous sommes à l’été 1916. Depuis quelques mois, Monet a pris possession du grand atelier qu’il s’est fait construire en haut de son jardin pour pouvoir travailler sur les vastes formats des panneaux des Nymphéas.
(Incipit)
Elle ne m'avait pas regardé, elle avait simplement soulevé la main à côté d'elle et avait pris la mienne avec naturel, et ce geste si tendre qui m'emplit d'apaisement, ce geste si inattendu, me parut aussi surprenant que si les deux navires que nous avions sous les yeux, abandonnant un instant la froideur impassible avec laquelle ils cohabitaient dans le port, s'étaient soudain rapprochés dans un geste de tendresse. Je sentis la main de Marie humide contre ma paume, et je savourai aussitôt physiquement, comme à titre exclusivement privé, la pertinence de cette loi physique universelle qui veut que deux corps qui entrent en contact ont tendance à égaliser leur température.
"[..] quand on va voir quelqu'un dans un cimetière, il est naturel qu'on ne le voie pas, il est normal qu'on ne le trouve pas, car on ne peut pas le trouver, jamais, c'est à son absence qu'on est confronté, à son absence irrémédiable."
Ce n’est pas un cap tranché que l’on franchit, où il y aurait un avant (l’âge mûr) et un après (la vieillesse), comme il y aurait une frontière nette entre la jeunesse et l’âge mur, c’est un processus continu, insidieux, tel celui qui transforme notre visage d’adolescent en celui de vieux monsieur à barbe blanche — quoique Monet n’ait jamais eu de visage d’adolescent, ni même d’âge mûr, la postérité l’a figé à jamais dans sa silhouette de vieillard légendaire, en chapeau et barbe blanche, dans les jardins de Giverny.
Je passais mes mains sur son visage, et je la regardais. La main et le regard, il n'est jamais question que de cela dans la vie, en amour, en art.
De la même manière qu'il faut plusieurs centaines de kilos d'arbustes aromatiques pour produire, par distillation, un flacon d'essence de romarin, il faut beaucoup de vie réelle pour obtenir le concentré d'une seule page de fiction.
Nous nous aimions, mais nous ne nous supportions plus. Il y avait ceci, dans notre amour, que, même si nous continuions à nous faire plus de bien que de mal, le peu de mal que nous nous faisions nous était devenu insupportable.
La femme du secrétaire d'Etat, assez grosse jeune personne élégante, passa pratiquement tout l'après-midi sur la terrasse, assise sur un fauteuil en osier, les genoux à hauteur du visage, oeuvrant à s'épiler les jambes avec une minuscule pince de toilette. De temps à autre, relevant lassement la tête, elle regardait sous ses cheveux qui avait l'outrecuidance de lui adresser la parole - et soupirait. Non, elle ne voulait rien boire. Non, elle ne voulait pas aller se promener. ce qu'elle voulait, c'est qu'on la laisse tranquille : elle avait encore du pain sur la planche, l'été approchait.
Et, jouissant de ce point de vue imprenable sur la ville, je me mis alors à l'appeler de mes vœux, ce grand tremblement de terre tant redouté, souhaitant dans une sorte d'élan grandiose qu'il survînt à l'instant devant moi, à la seconde même, et fît tout disparaître sous mes yeux, réduisant là Tokyo en cendres, en ruines et en désolation, abolissant la ville et ma fatigue, le temps et mes amours mortes.
Marie, dans mes bras, en pleurs, la robe mouillée, les cheveux mouillés, approchait ses lèvres très près de ma bouche et me demandait en tremblant pourquoi je ne voulais pas l'embrasser, et, la gardant dans mes bras, je répondais à voix basse en lui caressant les épaules et les cheveux pour l'apaiser que je n'avais jamais dit ça. Mais je ne l'embrassais pas [...]. Et je ne répondis pas, je ne savais que répondre, je me souvenais très bien de la réponse que je lui avais faite alors, mais je ne pouvais pas lui dire maintenant que je ne voulais ni l'embrasser ni ne pas l'embrasser [...].