Citations de Jean Sénac (73)
LES LEÇONS D'EDGARD
1
Notre chemin passe par les traverses.
Il est large et précis comme un cou de taureau,
Il craint le cœur dans les heures adverses
Dans le plaisir il craint les mots.
Notre chemin quand tombent les averses
Sent la luzerne et l'églantine à crocs,
Et si l'ornière au feu central nous verse,
Notre pied garde assez de flot.
Notre chemin procède par énigmes.
Quoique très clair ton sourire conduit,
Ton corps charrie les pigments et les rythmes.
Ta voix consent aux laves de la nuit.
Mais l'or au front, il trace, solitaire,
Notre chemin de paix dans les plis de la terre.
Alger, 1er mai 1954
p.121
LES LEÇONS D'EDGARD
Une écharde m'est venue et je suis en congé.
E.L.
Et si jamais ma pauvre âme amoureuse
Ne doit avoir de bien en vérité,
Faites au moins qu'elle en ait en mensonge.
LOUISE LABE
Alger, mai 1954
p.119
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AVANT-PROPOS
Que la poésie, ce tamaris toujours indemne qui éploie sa gracilité sur le rivage et les falaises de la mer, sa racine étroite logée dans le sol même où les restes des ouvrages fortifiés des modernes envahisseurs achèvent de se décomposer, que la poésie en cette matinée où je l'interroge, triomphe en bloc m'assurant que la puissance de ses ennemis est éphémère et leur art voué au néant, c'est assez pour que le visage souverain d'Ariel soit une fois de plus ressuscité. Doucement les tamaris s'agitent et des lèvres de lumière rose impriment ça et là le feuillage pulvérisé.
Les poèmes qui m'accompagnent ici aujourd'hui sont ceux de Jean Sénac. Ils chantent à longue voix nourrie et pure le paysage de l'atelier immense du soleil, atelier qui a la nuit pour toiture et l'homme comme exploit décevant et merveilleux. Le vent ami tourne dans mes doigts les pages du cahier où une écriture de jeune homme s'établit en poésie.
Fortifications pour vivre
RENÉ CHAR
p.21
UNE ÎLE CONTRE LA MORT
Ces mots qui fuient à pleines dents
Sous nos baisers, toute le mer
Sur ta poitrine qui m'entraîne
Vers des bleus, des roux, des matins
Pulvérisés de duvet blond,
Ces rêves inondés de salive,
Ces Odyssée et ces Diwân, *
Ces bras comme un vocabulaire
Pour barrer la rime aux affronts,
Toutes ces voiles : tes caresses,
Mes flamboyantes, mes pudiques,
Dis-moi, ô mon amour, est-ce l'horreur vaincue ?
Est-ce la mort brisant ses frondes ?
Est-ce le poème rendu
Pour un siècle ? Pour une seconde ?
(Epais et francs comme des cuisses
Des mots qui jamais ne jaunissent.)
Pointe-Pescade, 13 juin 1966
p.441
*mot d'origine arabe désignant un recueil de poésie
BRAHIM LE GENEREUX
à Brahim Djaballah
7
Je te chante.
La mer et la steppe.
Je chante.
Heureux qui a trouvé les lèvres
Où le mot s'embellit !
p.440
avril 1966
BRAHIM LE GENEREUX
à Brahim Djaballah
2
Je suis irrigué de noblesse,
Le figuier répand son visage.
Citoyen du désert
il suffit que tu marches,
Je n'avais jamais vu la mer aussi bleue !
p.439 avril 1966
POÉSIE
DIWÂN DU MÔLE
1
Mots, je vous respecte !
Compagnons de la Merci !
Poussière dans la mousson, jamais détruite,
jusqu'au jour où la demeure brille !
J'avais si peur de vous perdre !
J'avais si peur de ne plus pouvoir vivre
sans vos ridicules soucis !
J'ai pleuré, j'ai vu le soir, j'ai dit :
Terre, ne laissez pas mes grandes phrases seules…
p.225
LES PETITES VOIX
à gérard Albertin
…
4
Ton corps pour ajuster exactement les heures
du jour et de la nuit
est-ce suffisant contre le malheur
et contre le bruit ?
p.192
LA VÉRITÉ SERVANTE
Si je pars de la première
qui me comprendra
Entre la pomme et le doigt
on ne voit pas la poussière
Mais c'est elle qui me lie
à la terre d'innocence
Ma lumière la plus dense
est entre la terre et moi.
Paris, 3 novembre 1950
p.82
"L'artiste, parce qu'il s'adresse à tous, est responsable de la misère, des espoirs de tous... Sa place est sur les barricades partout où souffle la révolte."
S'il y avait la mer à Paris
J'aurais aimé Paris
S'il y avait des comités de gestion à Madrid
Je serais revenu à Madrid
Mais à Alger
Il y a la mer qui décuple les vagues
Et les comités de gestion qui monopolisent les justices
C'est pourquoi
Je n'aime pas Paris quoique j'aime la Seine
C'est pourquoi
Je n'aime pas Madrid quoique j'adore la Plaza del Sol.
Rachid Boudjedra
Je suis né dans l'enfer
j'ai vécu dans l'enfer
et l'enfer est né en moi
et dans l'enfer
sur la haine _ce terreau qui flambe_
ont poussé des fleurs.
Youcef Sebti