"Je ne comprends pas, fit-il. Mon grand-père disait que les Blancs sont incapables d'exister sans parler. Il disait que ce sont tous des copies conformes, de sorte qu'ils sont obligés de parler pour se distinguer les uns des autres." Il avala une grande lampée de bière et lâcha un rot retentissant. "Comme des miroirs. Ou des illusions."
J'ai lu, je ne sais plus où, que la plupart des gens ont peur de vivre seuls parce que vivre seul signifie mourir seul. Ils s'imaginent en train de prendre leur petit-déjeuner, de déguster les giclures de pulpe d'une prune bien mûre, puis soudain les lumières s'éteignent et ils s'effondrent, tête la première dans l'assiette de pancakes. Les gens, apparemment, ont moins peur de la solitude proprement dite que de ce que les autres penseront d'eux quand on découvrira leur cadavre dans un état de décomposition peu ragoûtant, la langue pendante, une jambe repliée sous l'autre, gisant dans une mare d'excrétions corporelles, etc. La plupart des gens ont peur que personne, s'ils meurent seuls, ne les découvre, justement.
Être découvert est apparemment de la plus haute importance, pour les gens.
Nous autres, les Pfliegman, étions interloqués par ces éclats de rire. Nous hochions la tête. Nous savions que le rire était chose dangereuse: rire signifiait s'amuser, et s'amuser voulait forcément dire que l'horreur guettait et que plus tard, au moment où on s'y attendait le moins, on ne s'amuserait plus du tout. Mieux valait, pensions-nous, ne rien célébrer et demeurer dans la peine plutôt que de sentir son corps s'élever, soulevé dans les airs par les doigts agiles de l'Homme du Ciel, et retomber bientôt sur la terre dure.
Il lève la tête et contemple avec admiration le plus petit des poteaux téléphoniques, celui qui est tout tordu. Celui qui penche en avant. Il aime bien les choses tordues. Les choses abîmées, cassées, rouillées. Les choses qui n'ont plus aucune utilité. "Eldridge Cooner ne parle jamais des petites choses", disait Papa Akos, aussi le petit garçon s'efforce-t-il toujours de prêter attention aux détails infimes du monde qui l'entoure: les spirales des nuages, l'herbe humide et éternelle, le baiser d'une chenille à une feuille d'arbre...
Du reste, personne ne sait trop d'où ça vient, Pfliegman, comme nom, et les historiens se crêpent le chignon depuis des siècles à ce sujet. Bon , pour ceux que les détails techniques intéressent, disons que, techniquement, je suis moitié hongrois, moitié allemand, moitié illyrien, moitié celte, moitié mongol, moitié turc et moitié ougrien. Ce qui fait beaucoup de moitiés ; mais comme dirait Papy Akos : "Etre un Pfliegman, c'est faire partie d'une grand névrose collective."
« les églises ne bruissaient que d’une seule prière, dont l’écho se répercutait jusqu’aux confins du pittoresque et pastoral univers médiéval:De sagittis Hungarorum libera nos, Domine- Seigneur, garde-nous des flèches des Hongrois! » Quoique une autre prière fût également assez en vogue à cette époque: « Nom de dieu de bordel de merde, faut qu’on se les chope, ces enculés. »
Nous ressemblons à deux chiens, attendant chacun que l'autre tressaille.