Johanne Dion

" Tout le monde cache une poignée de secrets dans un jardin privé", lui avait déjà dit sa mère pour tenter d’expliquer pourquoi elle avait tant de gens à aider. Des blessures, des regrets, des peurs, qui parfois remontent à la surface sous forme de tempête quand la vie ne nous offre qu’un chemin rocailleux pour avancer.

Même si elle se sent coupable comme une enfant prise en faute, Jordane ne peut s’empêcher d’être offusquée par la réaction de Pierre Beaudais. Sans rien dire, elle s’approche de la table et récupère son cellulaire. Décidée à s’éclipser, elle se dirige vers la porte-fenêtre. Sa main est sur la poignée quand une voix se glisse dans son oreille: «Confronte-le, s’il te plaît. Il va te respecter. Confronte-le pour moi.»

Il s’approche d’elle pendant que leurs regards se lient. Lorsqu’il glisse un index sous le menton de Jordane, toujours assise sur son scooter, la jeune fille accueille le baiser en sentant littéralement sa poitrine vibrer. Ses bras remontent sur les épaules du garçon et tout est comme si elle ne l’avait jamais oublié.

Jordane sent une boule se former dans sa gorge et, en même temps, un tremblement secouer tout son corps. La réalité se reformait autour d’elle sans son accord.

Est-ce que c’est ça, la folie? Est-ce que je suis la seule à faire ce genre de rencontre?

Il y a un instant, Jordane se croyait agressée. Quelques secondes plus tard, elle voit un fantôme qui lui demande son aide. Qu’auraient pensé sa mère ou Paul s’ils étaient entrés la minute d’avant? À la voir se démener en un combat imaginaire, tordue dans tous les sens? Quelle autre conclusion que la folie, la démence pure auraient-ils pu en tirer?

Le garçon se tient immobile dans l’attente d’une décision de Jordane. Si elle part maintenant, elle préservera sa santé mentale, sa vie sera comme avant.

Des larmes coulent sur les joues du garçon sans qu’il tente même de les essuyer.

Il pleure comme sa sœur. Élodie…

Le premier pas est difficile. Une grande partie d’elle a sauvagement envie de se sauver. De retourner dans sa chambre et de replonger dans le sommeil. Mais c’est plus fort qu’elle…

La jeune fille sent le cri, porté par une terreur glaciale, s’enfler dans sa poitrine alors qu’elle regarde l’intrus, planté au milieu du garage. Tremblant tel un arbre trop jeune laissé sans tuteur dans la tempête, l’adolescent au charme fou rencontré au club vidéo la fixe d’un regard noyé de larmes.

La main de Jordane lâche la poignée pour étouffer un cri. Les scènes de la veille lui reviennent tout d’un coup, chaotiques, emmêlées, un peu comme les planches désordonnées d’une bande dessinée filant à toute allure

J’aimerais bien être apaisée, songe l’adolescente qui appréhende la discussion qu’elle s’apprête à avoir avec sa mère. Très peu de souvenirs lui sont revenus des événements de la veille. Il faut dire qu’elle n’y a pas mis beaucoup d’efforts.

La réalité, c’est qu’un con, probablement saoul, ne m’a pas vu et m’a renversé. Ou alors un gars très fucké m’a renversé exprès pour ressentir l’excitation de tuer quelqu’un. Qu’est-ce que ça change? J’ai pigé un aller simple et je le sais. Mais je crois que la destination sur mon billet est pour bien plus loin.

Je ne vis pas. Je reste ici. Dans l’attente. Mes nuits, seul, mes jours… anonyme parmi tout le monde. Je suis invisible, invisible comme une goutte d’eau dans un océan. Souvent, je disparais pendant des heures ou des jours… comme si je m’évanouissais. Puis je réapparais. Je ne vis pas ici. J’attends.

Le garçon se met à rire. Un rire de dépit, un rire de désespoir, celui qu’on réserve aux situations sans issue. Lorsqu’on dit: Vaut mieux en rire et qu’on sous-entend que pleurer ne servira à rien.

Jordane se sent comme si elle faisait un premier pas sur un fil de fer tendu entre deux édifices. Ses pensées continuent de tourbillonner dans sa tête pendant qu’une partie d’elle-même se demande si elle a toujours vécu ainsi, à la frontière d’une sorte d’abandon, d’acceptation… à la limite de la folie.

Elle meurt d’envie de l’embrasser pour le faire taire, pour l’empêcher de dire une folie. Elle pourrait se laisser aller entièrement à cette étreinte, ne rien demander de plus. De cette façon, elle passerait la plus merveilleuse des soirées, la plus fabuleuse des nuits.

Une joie sans borne envahit Jordane brusquement, telle une vague déferlante qui lui coupe presque le souffle. Elle, qui se considère comme athée, chuchote «Merci mon Dieu» alors que sa figure s’illumine d’un sourire ravi. Elle se pince la peau du bras et rit de la douleur ressentie tout en descendant de son scooter.

En temps normal, Jordane affiche plus de retenue. Danser devant les gens l’a toujours un peu intimidée. Cette fois, un déclic s’est produit et elle danse aussi librement que si Cachemire était son seul public. Les regards des filles et les sourires des garçons lui confirment que son laisser-aller lui sied à merveille.

Ce père qu’elle aimait tant était tombé amoureux d’une stagiaire française et avait quitté le continent pour refaire sa vie de l’autre côté de l’océan, très loin de sa famille.

Elle ne veut pas d’un gars qui cherche des rapprochements faciles dans un coin de sous-sol pendant que le party roule à l’étage au-dessus. Et puis, se morfondre n’est pas son genre. Jordane est le genre de fille qui regarde en avant. Et droit devant, ce qu’elle voit, c’est un commis de club vidéo beau comme un acteur de cinéma (dont elle doit absolument retrouver le nom à son retour) qui connaît tout sur les vieux films et la regarde comme si elle était une vedette.

L’évaluation de sciences lui fait penser à un de ses casse-tête de Walt Disney qu’elle aimait tant refaire lorsqu’elle était petite: une courte réflexion lui suffit pour se souvenir de la réponse et la formuler adroitement. Le contrôle est suivi d’un cours d’arts plastiques où elle bâcle un essai d’autoportrait au fusain.

La fuite! Une fuite viscérale, irraisonnée!

L’instinct de Jordane a dirigé ses pas vers l’extérieur avant même que sa raison n’en prenne la décision. Il fallait qu’elle sorte de la maison d’Élodie sur-le-champ. Dans tout son être résonnait l’appel impérieux de se réfugier dans son monde à elle: là où tout est connu et rassurant.

Nous ne voyons pas les choses telles qu’elles sont, nous les voyons telles que nous sommes.

Anaïs Nin