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Citation de GeorgesSmiley


Le vol de nuit Munich-Berlin constitue, pour les quelques personnes qui le connaissent, l'un des derniers grands voyages empreints de nostalgie que l'Europe offre encore. Les soixante minutes de vol nocturne au-dessus du couloir est-allemand, à bord d'un coucou branlant aux trois quarts vide de la Pan American représentent pour ceux qui ont conservé quelques souvenirs le véritable safari d'un vieil habitué qui s'abandonne à ses penchants. Votre regard plonge dans les ténèbres du territoire ennemi et vous voyez défiler vos souvenirs.
Kurtz ne faisait pas exception. Il s'était installé près du hublot et ses yeux se perdaient dans la nuit, au-delà de son propre reflet. Quelque part dans l'obscurité courait cette même voie ferrée qu'avait emprunté le train de marchandises dans son interminable voyage en provenance de l'est : quelque part se trouvait la même voie d'évitement sur laquelle le train s'était immobilisé cinq nuits et six jours, en plein coeur de l'hiver, pour laisser la place aux convois militaires, tellement plus importants, tandis que Kurt et sa mère, ainsi que cent dix-huit autres Juifs entassés dans les wagons, mangeaient de la neige et mouraient de froid. "Au prochain camp, tout ira mieux", répétait sa mère pour le rassurer, pour lui donner du courage. Quelque part dans cette obscurité, sa mère s'était ensuite rangée passivement dans les rangs qui allaient à la mort; quelque part dans ces champs, le petit Sudète qu'il était avait eu faim, avait volé et tué, s'attendant sans illusion qu'un autre monde hostile le rattrape. Kurt vit les camps d'accueil alliés, les uniformes inhabituels, le visage des enfants, aussi vieilli et creusé que l'était le sien. Un nouveau manteau, de nouvelles bottes, de nouveaux barbelés, et une nouvelle évasion, mais de chez ses libérateurs cette fois-ci. Il se revit dans les champs, se coulant des semaines durant de fermes en villages en direction du sud, balloté là où le conduisait sa ligne de fuite, vers des terres où les nuits graduellement se réchauffaient, où l'air se chargeait du parfum des fleurs, et où, pour la première fois de sa vie, il perçut le bruissement des palmiers dans le vent salin. "Ecoute-nous, pauvre petit garçon gelé, lui murmurèrent-ils. C'est le bruit que nous faisons en Israël. Vois comme la mer peut être bleue ici." Il vit le vapeur rouillé à demi dissimulé derrière la jetée et jamais ses yeux n'avaient effleuré bateau plus grand et plus beau; le pont était si noir de la foule des têtes juives qu'il déroba une calotte lorsqu'il s'embarqua et n'osa l'enlever avant que le bateau eût quitté le port. Sur le pont, de petits groupes s'étaient formés et les chefs montraient comment se servir des fusils Lee-Enfield volés. Deux jours encore le séparaient de Haïfa, mais la guerre de Kurtz venait tout juste de commencer.
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