Thônes, 3 janvier 1976
Un cri de pourceau. Et le silence. Celui qui fait peur.
Je sors de la salle de bains. J’avance. Lentement. Ça y est, je les entends, les ombres. Encore. Elles chuchotent. Pourtant je le sais, je suis seul. Tout seul. Je peine. Mais j’avance encore. J’ai mal à la tête. Il faut que j’arrive jusqu’à la cuisine. Que je pousse la porte. Derrière, je vois la lumière.
J’entends un râle. Un râle que je n’oublierai pas.
Je tremble. J’avance. Encore ces ricanements : « Partez ! »
Je pousse la porte. Vite. Je suis aveuglé.
La chaleur. L’air est lourd. Lourd et moite. L’odeur aigre. C’est la boucherie. Son corps est replié, congestionné. Ses membres taillés. Partout du rouge. Le sang qui macule le carrelage. Le flux épais qui charrie ses lambeaux de chair. Et ses convulsions. Ces spasmes qui animent ce qui lui reste de membres. Ses cuisses lacérées. Son ventre béant. Son buste déchiqueté. Sa gorge hachée.
Puis le visage. Son visage. Sa bouche arrachée. Ses joues sectionnées. Son front tailladé.
C’est ma mère.
Derrière moi, un sanglot. Rauque.
Je me retourne. Vite. Et je vois mon père. Ses yeux fiévreux fixent le sol. Il est grand. Grand et fort. J’entends sa respiration. Grave. Basse. Menaçante.
J’ai peur. Je tremble. Je recule.
Ses bras sont rouges de sang. Dans sa main, un couteau. Taché lui aussi.
Je veux hurler. Il l’a tuée, je le sais.
J’ai sept ans.
Seule la place Victor Hugo m'intimide encore. Je refuse catégoriquement de m'asseoir sur le banc que j'ai occupé si longtemps. Je le regarde, de loin… J'ai d'ailleurs remarqué qu'il avait été repeint, depuis ma dernière visite. Mon prénom, que j'avais gravé dessus en signe d'appartenance, a été effacé. Comme si la main de Dieu était passée par là. Ce n'est plus ma place (page 270).
J'aurais pu perdre la boule, devenir un bandit, me suicider. Je sais aujourd'hui que je n'ai jamais été seul. Le Bon Dieu était là et je ne le savais pas (page 285).
Ce livre est l’histoire de ma vie. Tous les événements relatés sont authentiques. Toutefois, afin de préserver l’anonymat de certaines personnes, la plupart des noms patronymiques et des villes ont été modifiés.
La mémoire n’étant pas toujours une alliée fidèle, il est possible que quelques dates ne correspondent pas avec exactitude à la réalité.
Joseph Lebèze