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Citation de Partemps


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On pensera alors sûrement, et on n'aura pas tort de le penser, que mon rôle, pris dans la grille de
parole tissée par de telles voix — une multitude de voix, parmi lesquelles certaines ont façonné, et
continuent à distance de façonner le visage hideux de notre époque —, est réduit à bien peu de chose,
peut-être même à rien de moins utile qu'un exercice de style de comparatiste, voué au silence final de
l'oubli. En effet. Et peut-être même ne suis-je rien d'autre, dans ces pages qui se veulent, dans la suite
de celles qu'écrivirent Cioran ou Charles Du Bos, un exercice d'admiration, peut-être ne suis-je rien
de plus que la navette filant courtoisement d'un bord à l'autre du métier magnifiquement tendu, sans
presque qu'aucun effort de volonté ne soit exigé d'elle : c'est qu'on ne demande à l'outil, à la navette
mêlant le fil de la trame à ceux de la chaîne, rien de plus que de filer droit, comme le petit bateau
qu'elle a été jadis, découvrant peut-être, dans l'écume de son sillon, dans la tension du câble qu'elle
tire derrière elle, quelque créature jusqu'alors inconnue, qu'elle ramènera sagement au port pour
exalter et dessiller l'étonnement des enfants. Dès lors, je l'ai dit, au rebours de la tendance actuelle de
la recherche, et parce que l'approche à découvert du mystère exige le plus extrême dépouillement (qui
n'est certes pas ce avec quoi les idiots le confondent : la simplification) ou, dans mon cas, le barda
incomplet équipant l'expéditionnaire profane, je me refuse à faire vœu de pauvreté ou de purge. Car,
si un seul jouet, même modeste et artisanal, suffit à la joie enfantine de celui dont le cœur n'a pas été
gâté par le prestige creux de la nouveauté perpétuelle et de l'incessante publicité, il me semble qu'une
multitude, et des plus scintillantes, convient encore mal au cœur fatigué et pervers de celui qui, comme
le héros de Musset, cet enfant du siècle écœuré de tout, avoue que plus rien n'émeut son esprit, que
son cœur est sec. De plus, ce sont les égouts et les réduits de saleté que l'on purge, non le savoir, qui
n'est jamais une épure glacée, sauf dans les mauvaises thèses.
C'est pour cette raison que l'on trouvera, dans les pages pourtant peu nombreuses de cet essai, une
multitude, une profusion chaotique, herbeuse et libre (disons : un peu anarchiste, n'est-ce pas ?) de
noms, comme autant d'archipels que ne relie entre eux aucun pont — c'est ainsi qu'Isaiah Berlin, dans
un de ses trop nombreux livres peu avare de multiples schématisations, caractérisait la prose déréglée
d'Hamann —, que les pédants s'amuseront peut-être à tracer, en réalignant la végétation touffue et
erratique selon le cordeau guindé du jardin à la française, mais que je me contente, pour ma part, de
jeter à la hâte et sans beaucoup de rigueur, certain que la parenté des idées ne saurait obéir qu'à la
seule ivresse stochastique de celui qui a énormément lu. Et puis, si tel était le cas, que m'importerait ?
Je suis en effet certain qu'il y a, qu'il doit y avoir plus qu'une affinité élective entre des œuvres
qu'inquiète la même question d'une transcendance du langage, transcendance pour le moins
paradoxale puisqu'elle n'hésite pas à sonder les profondeurs du Mal, espérant dans sa tentative folle
déboucher sur une lumière nouvelle, comme l'ultime cercle de l'Enfer de Dante communique avec le
ciel en creux du Purgatoire. Il y a, il doit y avoir plus que l'intérêt benoît de l'amateur en littérature
comparée pour réunir les exemples de Bernanos, de Trakl ou de Celan. Il y a, je crois, la volonté
d'analyser par quels détours souterrains ces auteurs ont dit, appelé et invoqué Dieu — non, c'est
encore trop : l'exigence de Dieu — dont ils fouaillaient la plaie vide. Il y a l'évidence, mille fois
répétée mais toujours raillée ou suspectée d'un pessimisme fasciné, que le Mal est la grande affaire de
notre siècle — celui dans lequel j'écris ces lignes, qui est encore, pour peu de jours, le vingtième —, et
le sera de celui, très certainement spirituel, mais avant tout criminel comme son père, qui s'ouvre sous
nos pas et nos yeux. Et puis, après tout, qu'importent les savantes raisons que je pourrais avancer ?
Ne suffit-il pas de dire que les livres sont les cœurs des hommes, embrouillés et contradictoires, mais
tous écrits d'après le Livre de Dieu selon Hugues de Saint-Victor, puisque nos cœurs multiples et
inconstants ont été façonnés à Son image unique et pérenne ? Ne suffit-il pas d'écrire que George
Steiner ne cesse de questionner le gouffre béant de l'horreur, et que le témoignage universel de la
littérature, de la peinture et de la musique, est le chemin le plus direct pour parvenir aux abords du
précipice ?
Quoi qu'il en soit de cette accumulation de noms presque jetés avec rage, j'affirme qu'elle-même est
un leurre. Trop de voix nous empêchent très certainement de nous écouter, ou même de nous entendre,
à moins qu'elles ne cherchent à signifier, comme par un retournement de la simplicité, qu'une
débauche sonore s'annule toujours en son contraire, et accède à quelque mystérieuse place où règne
le silence et la solitude de l'étendue vierge, blanche, débarrassée de toute parole trop évidente, de
toute théorie trop certaine et connue d'avance, là où Newton avoua s'être tenu à la fin de sa vie
extraordinaire, le murmure lointain du ressac contant au prodigieux génie les choses inouïes du grand
large. De ce lieu, si je l'atteignais, je ne pourrais plus rien dire, la parole m'étant devenue inutile et
pesante. Toutefois, pour ceux qui ne liraient que les introductions des ouvrages qu'ils sont censés
commenter et critiquer, je le dis une fois clairement, et je ne le redirai plus : à mes yeux, la première
originalité de George Steiner est qu'il tente de comprendre à quelle profondeur la déréliction du
langage signifie, non seulement la mort de Dieu dont il s'efforce de combattre, chez les tenanciers de
la nouvelle critique, la tentation nihiliste et le jeu devant l'Arche, mais la semaison de nouvelles
idoles. Ainsi encore, cet auteur, que l'on dit volontiers obsédé par le scandale du Mal, dont on se
moque tout aussi volontiers en l'affublant de la voix de fausset de Cassandre, ainsi George Steiner, en
sondant les gouffres du ténébreux comme à vrai dire peu d'autres auteurs contemporains peuvent —
ou veulent — le faire, parvient (non, il n'est probablement jamais encore parvenu à contempler le
scintillement de cette source), parviendra à une trouée d'eau fraîche qui le désaltérera, lui donnant,
non pas l'oubli du mythe grec, mais la grâce d'une vision nouvelle et lumineuse. Dois-je ajouter, trop
naïvement pour prétendre échapper aux questions soupçonneuses, que cet essai n'est pas autre chose
qu'une tentative maladroite pour débroussailler quelque peu la forêt de ronces où se cache la source
mystérieuse ?
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