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Citations de Juan Asensio (55)


Écoutez-moi, voulez-vous que je les redise pour vous seuls, ces mots qui trottent dans mon crâne comme des bêtes de la nuit, tendez donc l'oreille dans ce cas, plus près voyons, plus près, de quoi avez-vous peur, regardez-moi, approchez-vous de moi, et regardez maintenant ces femmes et ces hommes qui n'en sont point, qui se taisent, qui ferment leurs yeux, leur bouche et leurs oreilles, regardez ces femmes et ces hommes qui en me jugeant, refusent de se juger, comme c'est facile n'est-ce pas ? Mon procès, mon jugement disent-ils en roulant des yeux, l'honneur retrouvé, le sang lavé et tant d'autres mensonges, la vérité qui sortira de mes entrailles éclatées et les tirera, croient-ils, vers la lumière la plus pure, c'est bien évidemment faux et, se trompant, sachant qu'ils se trompent, ils n'ont qu'une seule hâte, en finir avec l'accusation bien vivante que je représente à leurs yeux, cacher le scandale, arracher de ma bouche cette maudite langue qui n'en finit pas de remuer, c'est pourquoi ils me regardent, ils ne me voient pas car, s'ils me regardaient, ils me verraient et se verraient immédiatement, eux, ils m'entendent mais ne m'écoutent pas car, s'ils m'écoutaient, ils me verraient et écouteraient les mots qui ne demandent qu'à couler dans leurs veines vides, la foi est affaire d'oreille n'est-ce pas, c'est pour cela qu'ils refusent de m'écouter car, s'ils m'écoutaient, ils auraient la foi.
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Des mois entiers d'une lecture fébrile, harassante, sans cesse abandonnée puis reprise, rougissant de l’évidente certitude que la note, pas même écrite, qui en fixerait la trace point trop labile, serait ridiculement inappropriée, vague, point digne de ce lanternarius que doit être le critique véritable, vrai cicérone devant connaître par cœur, faute de buter sur une pierre et de se blesser voire de chuter lourdement et de tomber dans un gouffre, le terrain difficilement parcouru par l’auteur ne sachant rien de son enfer, ou plutôt ne pouvant disposer du savoir, de la lumière dont celui qui viendrait après, bien tranquillement au milieu de ses livres, sachant tout ou presque de ses livres justement et même de sa vie et du chemin immense parcouru dans la peur, la rage et l’épuisement, ferait un usage dispendieux peut-être mais nécessaire afin d’alléger, un peu, quelque temps, les épaules du vagabond avançant dans les ténèbres déchirées par les cris.
Quelle œuvre prodigieuse, torrentielle, énigmatique, paradoxale, inventive en diable, drôle, méchante, remarquablement acrimonieuse, parfois incompréhensible pour un lecteur non versé dans les arcanes de l’histoire de l’accession au pouvoir d’Hitler, hermétique même pour des lecteur de langue allemande tant l’auteur pousse sa langue dans ses derniers retranchements, que cette Troisième nuit de Walpurgis de Karl Kraus, impeccablement traduite, il faut saluer ce travail exceptionnel par Pierre Deshusses et éditée avec une préface de Jacques Bouveresse presque plus épaisse (et non dépourvue de répétitions) que le texte du polémiste autrichien, ainsi qu’un remarquable appareil critique !
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Juan Asensio
Pierre boutang et George Steiner

quelques réflexions
sur une œuvre paradoxale,

A Olivier Véron


GEORGE STEINER qui sait tout s'étonne
de tout. L'idiot ou le prétentieux, le plus
souvent l'universitaire — je dis cela
parce que j'en connais quelques-uns —
qui, croyant tout savoir, ne sait rien, ne
s'étonne de rien. George Steiner qui sait
tout et s'étonne de tout ne sait donc rien, car c'est la
première vertu de celui qui sait que d'être certain de son
ignorance, et de n'en point rougir comme rougit le
prétentieux lorsque son savoir de fausset se termine en
couac, cette mauvaise note de la suffisance. Cette
ignorance lumineuse et respectueuse est perpétuel
dialogue avec des voix absentes, parce que mortes, mais
présentes par la fraîcheur de leur questionnement et leur
amplitude, présentes alors que les voix maigres de nos
penseurs officiels agitent leur corps blanchi comme des
sépulcres de curieux tremblements : sans doute est-ce,
selon Michaël Ranft ( n De masticatione mortuorum in
tumulis) que les cadavres semblent parfois agités, dans
leurs ténèbres puantes, par les fièvres de la vie oubliée.
Du moins vais-je essayer de donner dans ces lignes voix à
ceux avec lesquels Steiner dialogue constamment, à
d'autres avec lesquels il ne dialogue guère, ou pas du tout,
s'il est vrai que le dialogue seul vivifie l'espace de parole
d'une écriture qui ne serait sans lui rien d'autre qu'un
commentaire de plus, à l'heure où les langues mortes des
commentaires étouffent le risque de chaque lecture
vivante. Ainsi, bien mieux que moi, George Steiner
pourrait nous dire la place morte laissée par la
disparition de Pierre Boutang, à mes yeux l'unique
penseur avec lequel notre auteur, comme on dit, était à
niveau, même si leur fascinant dialogue, entre deux
hommes séparés — et inextricablement liés — par le
tranchant métaphysique du glaive du judaïsme, (la
question de la destinée surnaturelle du peuple élu plutôt
que celle d’un royalisme plus ou moins loufoque aux yeux
de Steiner), même si leur dialogue consterne la prudente
imbécillité d'un Antoine Spire1
.

1/Ce qui me hante, p. 56. Je corrige ce que j’ai dit : l’imbécillité
n’est jamais prudente car, parlant de niveau, il y aurait beaucoup à
dire sur celui d'un des intervenants de l'émission, Nicolas Martin,
qui, à un moment de l'entretien, alors que George Steiner répond à
l'une de ces questions imbéciles cent fois ressassées sur l'élitisme
prétendu que suppose sa position en ce qui concerne l'accès aux
grandes oeuvres littéraires, déclare ne pas comprendre la réponse !
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Ce que j'ai écrit, je l'ai écrit...
J'ai parlé d'une deuxième conséquence de cette figuration du Mal, une conséquence inattendue, une
conséquence extrême qui, à mon sens, occupe et occupera l'esprit de George Steiner dans ses ultimes
recherches. Faire du Mal une voix c'est affirmer que la parole, la Parole, doit bien contenir quelque
ombre portée, quelque parcelle de désordre. L'exégèse rabbinique et kabbalistique ont toujours été
familières d'une telle intime compénétration entre le Bien et le Mal. L'exégèse chrétienne beaucoup
moins, à quelques rares exceptions cantonnées d'ailleurs sur les marges de la doctrine officielle,
taxées, au mieux, de gnosticisme — cette idée cependant a été mainte fois développée tout au long de
l'histoire littéraire du christianisme. Cette compénétration des deux substances — que l'on pardonne la
maladresse de mon propos qui n'évite pas la sphère de pensée manichéenne, ni son vocabulaire —
trouve son acmé dans la figure inverse d'un face à face, inimaginable, inquantifiable (et je demande
que l'on lise dans ce mot la présence de ces quantas que nul instrument ne peut directement observer),
inimaginable mais cependant nécessaire. Steiner lui-même nous invite à tracer la parallèle scandaleuse
qui sépare — et rapproche — deux événements indicibles qui désormais, jusqu'au dernier jour, doivent
se faire face : d'un côté, l'abomination du Golgotha, ineffable de grâce trempée de fiel et d'outrage, de
l'autre, l'abomination du Golgotha des Juifs, indicible de peur et d'horreur, sorte de sacrifice noir,
irréparable béance privée de la possibilité de la rédemption, la Shoah, s'engouffrant dans les
tourbillons des malebolge d'Auschwitz, s'envolant dans les virevoltes des cendres des morts.
Auschwitz, réalité impossible dont l'impossibilité, selon Agamben, représente l'aporie même de la
connaissance historique : la non-coïncidence des faits et de la vérité, du constat et de la
compréhension.
50 C'est là, peut-être, ce face à face scandaleux entre la Croix et l'Usine de mort, le
point le plus intolérable de l’œuvre de l’auteur, aux yeux d'un Juif orthodoxe ou d'un catholique
intransigeant : ainsi, j’ai écouté le long murmure scandalisé qui a suivi les propos de George Steiner
lorsque, témoignant de son amitié pour Pierre Boutang (au colloque de la Sorbonne organisé par
Stéphane Giocanti le 5 juin 1999), il a directement mis en cause le rôle du christianisme dans la
destruction massive des Juifs d'Europe. Cependant, là où le chrétien véritable (qui ne peut être qu'un
martyr) donne sa vie comme Maximilien Kolbe l'a fait à Auschwitz pour sauver celle d'un père de
famille, François Gajoniczek, le chrétien de parade s'offusque et proteste, qui ne s'est pas encore avisé,
ou qui feint de croire que Léon Bloy, par exemple, un siècle avant Steiner, n’a pas oublié d'évoquer le
même drame incommensurable — et avec quelle force ! —, lorsque, en parlant de Judas, il écrivait :
Et puis cet homme, sacrilège jusque dans la forme de son désespoir, avait été se pendre, déshonorant
ainsi un peu plus l'abject supplice par lequel l'ignominie parfaite allait être ennoblie et divinisée dans
quelques heures. La torture la plus exquise dut résulter pour Marie de la vision simultanée de ces
deux gibets. Dans l'espoir peut-être de donner le change à toute la terre, le démon avait déjà dressé le
sien. Léon Bloy encore, qui est allé bien plus loin que notre penseur, lorsqu'il affirme, en s'appuyant
sur telle épître51, que le Christ est le Péché : Marie tient sur ses genoux, la Tête du Maudit, la Tête
infiniment adorable du péché.
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Ainsi, la destinée du professeur, l'exploration du roman de Bernanos, la compréhension du destin de
Kurtz, ne valent que par la borne qu'elles posent péremptoirement sur le chemin de notre réflexion.
Toutefois, quelle n'est pas notre surprise de constater que, fondée sur le gouffre, le vide, la béance,
l’œuvre, aussi lacunaire, tronquée ou effilochée qu'on le voudra, existe bel et bien ? Notre étonnement
n'est-il justement pas que ces oeuvres, bâties sur une parole (celle de Kurtz, celle de Ouine ;
symboliquement, celle de l'Occident dédouané de Dieu, dont la mort lente est ainsi figurée) dont le progressif épuisement nous conduit vers une fin de partie aphasique et sépulcrale que nous pourrions
rapprocher du concept-limite de l'il y a dont parlait Emmanuel Lévinas, que de telles oeuvres donc
existent, et continuent, coûte que coûte, taraudées par l'urgence prophétique qui commande leur
inextinguible loquacité, de dessiner le nouvel espace où se joue sans doute le destin de l'écriture de
notre âge ?
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Cette comparaison, du reste, n'est qu'une image, que nous pourrions insérer dans la vaste trame de ces
oeuvres d'auteurs qui, de Léon Bloy jusqu'à Paul Celan (bien que demeurent irréductibles leurs
radicales différences), ouvrent la Modernité et proclament la mort de Dieu, la brisure ontologique
irréversible d'un ordre jusqu'alors fondé sur le Logos, sur l'assurance que celui-ci garantissait la
pérenne cohérence d'un univers perçu comme l'espace où se déployaient les signes admirables de
Dieu, qu'il fallait tenter de lire. Foucault décrit parfaitement cette coupure entre le signe que l'homme
utilise et son référent ultime, cette progressive fissuration, puis l'écroulement de la fondation et de
l'ordre logocentriques. Mon propos ne se limite pas à ce seul constat. Ce qui est en effet beaucoup plus
intéressant, c'est de voir comment le roman tout entier de Bernanos, ainsi que celui de Conrad, à
l'instar du concept d'astre froid qui, posant des questions nouvelles aux théoriciens, favorise
l'émergence d'outils de travail (qui naissent eux-mêmes des bouleversements conceptuels engendrés
par les tentatives de compréhension de ces objets aporétiques), poussent les chercheurs à poser à ces
objets originaux des questions qu'ils n'auraient pu imaginer sans eux, qui même, n'auraient eu de sens
en dehors de leur étude. Monsieur Ouine, Cœur des Ténèbres, chacune de ces oeuvres est une
singularité, cette fois littéraire, objet fascinant de recherche et d'interrogation. Et le Mal absolu —
dira-t-on qu'il est le Néant ? — est ce puits, cette frontière, ce disque d'accrétion qui dirige l'imprudent
voyageur tombé dans sa spirale, au-delà de l'horizon, vers une réalité inapprochable autrement,
absolument inconnaissable, radicalement insoupçonnable. La seule difficulté, mais elle est de belle
taille, est que ce voyageur ne peut plus faire marche arrière, car, comme Monsieur Ouine ou Kurtz, il
est désormais hors d'atteinte, hors de toute possibilité de secours, parce qu'il est perdu dans l'au-delà de
cet horizon des événements qui forme la membrane imperméable du trou noir. On ne peut soupçonner
ce qu'il y a derrière cet horizon ; la question même est saugrenue, n'a de sens que dans un univers dans
lequel l'information — ici, l'écriture romanesque et la parole de Kurtz et de Ouine — en ordonne la
parfaite cohérence. De même, on ne peut imaginer dans quoi le vieux podagre est tombé, main de Dieu
ou main du Diable, à moins que la main avare et maigre du Néant ne soit celle qui agrippe Ouine.
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De la littérature considérée comme un trou noir
Que puis-je bien vouloir signifier, par ce sous-titre étrange et, je l'avoue sans peine, légèrement
provocateur ? Maurice Blanchot qui l'emploie dans Le Livre à venir, met en rapport l'espace poétique
et l'espace cosmique : nous mettons en rapport la négativité d'un espace aboli, celle d'un astre inversé,
et la déhiscence, au sein d'une écriture romanesque, d'un vide qui la creusera jusqu'à son amuïssement
final. Rien, dans ces romans, rien dans Monsieur Ouine, Le Transport de A. H. ou Cœur des Ténèbres n'est clairement offert à la compréhension du lecteur, qui le plus souvent en est réduit, pour combler
les trous du tissu romanesque, à devoir échafauder des hypothèses narratives — ainsi en va-t-il de la
destinée surnaturelle de monsieur Ouine : est-il perdu ou sauvé ? — ou à tisser une trame qui, dans le
roman de Bernanos comme dans la nouvelle de Conrad, s'effiloche. Nous nous trouvons ici face à des
objets insolites, malgré les évidents rapprochements qui existent entre eux et les autres oeuvres du
corpus des deux auteurs. De plus, dans l'un comme dans l'autre, force est de constater que le Mal, aussi
remarquables que puissent en paraître les effets et les manifestations, n'est rien d'agissant : c'est son
épuisement, c'est son tarissement qui en constituent l'aboutissement inversé, celui-ci n'étant jamais
mieux figuré que par la consomption de la voix des personnages maléfiques principaux. Ces prémisses
posées, les différentes oeuvres dont j'ai parlé pourraient être analysées comme l'illustration symbolique
d'un objet exotique qui n'a rien à voir avec le monde de la littérature, une abstraction dévoreuse que les
scientifiques appellent trou noir. Bien avant que les moyens expérimentaux n'apportent des preuves
fragmentaires de l'existence de ces colosses d'absence, ceux-ci avaient fasciné l'esprit des poètes qui
les évoquaient dans de singulières visions : ainsi de Blake dans son Mariage du Ciel et de l'Enfer,
ainsi encore de Nerval, dont les vers extraits des Chimères demeurent célèbres : En cherchant l'œil de
Dieu, je n'ai vu / qu'un orbite / Vaste, noir et sans fond, d'où la nuit qui l'habite / Rayonne sur le
monde et s'épaissit toujours. Jadis, les chercheurs surnommaient ces ogres des astres occlus, c'est-àdire fermés, refermés sur eux-mêmes, des corps noirs, inimaginablement froids. Ainsi de l'ancien
professeur de langues vivantes, monsieur Ouine, qui tombe dans le propre gouffre de son âme, après
avoir exercé autour de lui, sa vie durant, une influence mauvaise et dévoratrice, vampirique ; ainsi
encore de Kurtz, que l'auteur ne cesse de nous peindre comme un homme creux, cherchant qui
dévorer.
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Et Ouine ?
Bien trop nombreuses sont les occurrences qui, dans le texte de Bernanos, signifient la vacuité du
personnage. Ouine n'est rien, rien de plus qu'une voix étouffée, gonflée par le pus de la maladie :
mourant, il réclame à l'adolescent qui l'assiste, Philippe surnommé Steeny, un dernier secret, même
pitoyable et ridicule, même minusculement inintéressant, autour duquel, comme une perle noire, il
pourrait toutefois reconstituer sa nacre : Ouine est un parasite, il se nourrit de la lente décomposition
du village de Fenouille, paroisse mourante plus que morte. Kurtz n'est rien lui aussi, rien d'autre qu'une
ombre, comme l'était le nègre du “Narcisse”, autre personnage de Conrad, un homme dont la caboche
remplie d'un peu de bourre, comme s'en souviendra T.S. Eliot, fomente dans l'obscurité impénétrable
de la jungle des plans grandioses d'éducation, de rédemption des sauvages dont nous ne saurons rien,
si ce n'est qu'ils préconisent, alors que l'aventurier, comme un missionnaire démoniaque, est parvenu
au bout de la nuit, d'exterminer toutes ces brutes ! A son tour, le héros du Souterrain n'est rien, rien
qu'un homme sustenté par la haine et l'envie les plus minusculement médiocres, qualités des hommes
sans qualité que Fédor Sologoub, dans son Démon de petite envergure, saura retrouver avant Musil et
son Homme sans qualités, avant Broch et ses Somnambules, avant Julien Green et ses Épaves, avant
même que Bardamu ne déambule sous nos yeux, la silhouette défraîchie et l’haleine lourde, explorant
les boyaux puants dont Céline, bon prince, l’a fait aventurier misérable. Enfin, Marius Ratti n'est rien,
rien de plus qu'un vagabond, un prophète raté réclamant des paysans qu’il a fascinés qu'ils
abandonnent l'utilisation des machines et retournent à l'exploitation de la mine fermée des dizaines
d'années plus tôt, afin que les puissances de la terre, celles-là même que Hitler saura admirablement
évoquer dans ses discours chthoniens, retrouvent leur antique grandeur, détruite — ou seulement
étouffée ? — par le christianisme.
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Sur Le Transport de A. H. Sur Monsieur Ouine. De la littérature considérée comme un trou noir
Dans Le Transport de A. H., Hitler n'est pas un homme, parce qu'un homme est d'abord une voix, et
qu'une voix est la gerbe qui relie entre elles chacune des directions, des dimensions qui font la vie d'un
homme, qui façonnent son visage et son âme, ceux des autres, ceux des hommes et des femmes qu'il
aime, admire ou hait, morts depuis longtemps ou pas encore nés. Hitler n'est pas un homme parce qu'il
n'est qu'une voix, et que celle-ci, à son tour, onctueuse, puissante, fanatique, démesurée, folle,
charmant les serpents et les âmes, ne s'ente sur rien, ne se fixe sur aucune assise d'où lancer sa gerbe
étincelante, mais se contente de parasiter, de se nourrir des mots pourris qui la fascinent et desquels
elle ne peut se délier, afin de pourrir à son tour les cervelles de celles et ceux qui les écouteront,
subjugués ou simplement écœurés, subjugués et écœurés. Hitler n'est pas un homme, il n'est qu'un
homme médiocre, affreusement banal, non pas mis au ban, selon l'étymologie du mot qui en fait — en
aurait fait — un intouchable, mais rejoignant expressément la communauté des hommes, elle-même
affreusement banale, affligée, pendant les premières pages du roman, par les sangsues, les tiques, la
chaleur et l'humidité, les diarrhées et les rêves puérils. Hitler qui parle — et ne fait que cela, parler : I
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Pour Hello, il n'y a pas de rédemption possible pour le médiocre ; non point parce que Dieu, comme
un aigle, refuserait de fondre sur sa proie et, l'ayant ravie, de la sauver, mais parce que le médiocre,
comme je l'ai dit, est l'homme du non-choix, l'homme du doute érigé en non-style de vie. Il est le froid
absolu qu'aucune parcelle de rayonnante chaleur ne pourra arracher de son permafrost ontologique. A
la différence de celui qui fut le grand ami de Léon Bloy, le tableau que nous dresse Robin d'un monde
gorgé comme une outre d'une parole fausse et labile, bien que sombre, n'est pas désespéré. D'abord,
l'humour de l'auteur troue utilement les ténèbres rances puis, toujours, sous l'amoncellement des
sombres nuages, se devine la petite lueur qui déchirera les monstres chargés de mots comme s'ils
étaient des lambeaux de coton ; ainsi, l'auteur opère-t-il, selon ses propres termes, une outre-écoute,
une écoute d'au-delà des mots factices, qui traverse comme un coursier de lumière le royaume instable,
inconstant et, finalement, inconsistant comme un mauvais rêve, et trouve, au terme de sa chevauchée,
sur la terre rédimée où les mots lavés, comme le blé nouveau, pousseront dru, l'aura d'un beau feu de
bois flambant.
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Portrait de l'homme médiocre
Le verbe dévalué nous enferme dans la banalité parodique de la répétition inlassable. La fausse parole,
parce qu'elle est toujours à l'affût (comme l'oiseau de mauvais augure qu'elle est) de ce qui est neuf, est
déjà vieillie avant que d'avoir été seulement prononcée, déjà ridiculisée par une nouvelle parole qui
elle-même ne sera pertinente que le temps qui la séparera d'une nouvelle redite incongrue et
décisivement caduque ; de sorte que la fausse parole est la parole de l'homme médiocre, qui est
l’homme de la redite. Cette phrase peut étonner : la fausse parole est la parole de l'homme médiocre.
N'ai-je pas écrit qu'elle était l'apanage indiscutable de personnages tels que Kurtz, Ouine ou Hitler ?
Eh bien ! quoi ? N'est-il pas clairement visible que ces trois-là organisent une véritable constellation
d'astres mort-nés, mi-éteints, mi-allumés, ne disposant, pour alimenter leur fade combustion, que d'un
feu qui ne dévorerait pas la plus petite poussière, qui ne remplirait, comme l'action maléfique exercée
par Ouine, le plus petit creux d'une entaille ? L'homme médiocre est le père du faux langage ; certes, il
n'en est pas le géniteur véritable, puisque celui-ci n'est autre que l'insignifiance d'une conscience qui,
parce qu'elle est perpétuellement occupée par elle-même, est absolument vide : Satan. Je parle de
paternité dans le sens d'une analogie spirituelle inversée : l'homme médiocre est le père de la fausse
parole parce qu'il lui offre un toit — sa propre bouche d'avare — où abriter sa ronde déboussolée, avare elle-même de toute violence, de tout excès qui l'engagerait sur le sentier de la vie, c'est-à-dire de
la vraie parole. Nul mieux qu'Ernest Hello, nul mieux que l'auteur de L'Homme n'a qualifié avec plus
de justesse l'épouvantable atonie dans laquelle l'homme médiocre fait son nid : L'homme médiocre est
juste-milieu sans le savoir. Il l'est par nature, et non par opinion ; par caractère, et non par accident.
Qu'il soit violent, emporté, extrême ; qu'il s'éloigne autant que possible des opinions du juste-milieu, il
sera médiocre. Il y aura de la médiocrité dans sa violence. Atonie, refus de l'action et du choix qui
entraîne l'adhésion plénière au mouvement des vivants, prudente circonspection molletonnée par le
rembourrage de l'entre-deux, froideur — plus même : froid ontologique, glace du Satan dantesque et
du Démon selon sainte Catherine de Sienne. Hello écrit encore : L'homme vraiment médiocre admire
un peu toutes choses ; il n'admire rien avec chaleur. Si vous lui présentez ses propres pensées, ses
propres sentiments rendus avec un certain enthousiasme, il sera mécontent. Il répétera que vous
exagérez ; il aimera mieux ses ennemis s'ils sont froids, que ses amis s'ils sont chauds. Ce qu'il déteste
par-dessus tout, c'est la chaleur —, telles sont quelques-unes des plus évidentes caractéristiques de la
médiocrité selon Hello.49] D'ailleurs, comment l'homme médiocre pourrait-il ne pas trouver séduisante
la fausse parole, cette parole qui refuse de s'engager, qui ne fait que parler, sans que son inébranlable
aptitude verbale trouve un quelconque ancrage sur la terre ferme, comme on le voit dans
l'extraordinaire Bavard de Louis-René des Forêts ? Comment le médiocre ne chérirait-il pas — comme
l'avare chérit son trésor, ou plutôt, l'idée même de son trésor — le trésor dilapidé d'un verbe condamné
à l'inaction porcine, si l'homme courageux, l'homme de hauteur, bref, l'homme de parole, pense
comme Hello que la Parole est un acte. C'est pourquoi, écrit Ernest Hello, l’homme héroïque essaie
de parler ; c’est pourquoi, ajoute-t-il superbement, j'essaye de parler.
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43
. Je crois qu'une trop pesante glose étoufferait la force de pareilles phrases, où tout est dit ; la
puissance dérisoire de l'imposture, mais aussi l'effarante capacité de copie du réel dont elle dispose,
l'étonnante et réellement diabolique puissance de simulacre qui érige une réalité en second, ou plutôt
en creux ; réalité illusoire, irréalité manifeste encore accentuée par l'annulation stylistique opérée par
les doublets de termes antinomiques, avant d'être elle-même rongée par le vide à quoi elle a donné
naissance, avant d'être à son tour dévorée par le monstre vide qu'elle a enfanté, avant de laisser place,
comme en une parousie négative, à l'absence d'un être digéré par une parole stridente mais insonore.
J'ai parlé d'emprisonnement infernal. Du reste, ayant posé que le langage avait perdu son innocence,
nous n’avons pas identifié l’auteur du délit. Robin, explicitement (et contrairement à la prudence de
Steiner qui, sur ce sujet, hésite), fait référence à la puissance de Satan, à l'assaut de Lucifer (81), ce
contre-Verbe qui parodie la surrection divine de la Parole par le surgissement d'un non-langage (51) et
la reprise loufoque de termes éminemment religieux, voire liturgiques (86). Satan, qui est cet être
déchu dont la capitulation ontologique n'est peut-être jamais mieux appréhendée que par l'image d'une
giration folle, d'un tournoiement infini qui est chute dans le gouffre de l'abîme. Robin parle ainsi d'une
intelligence tombant de cercle en cercle jusqu'à ce dernier degré des abîmes (60), ou encore d'univers
géants de mots qui tournent en rond, s'emballent et s'affolent, sans jamais embrayer sur quoi que ce fût
de réel (54), d'un langage séparé du Verbe, qui est alors mis en circulation autour de la planète en une
inlassable ronde où les très brefs arrêts sont de haines adverses qui, pareillement, hébergent,
réchauffent, nourrissent, remettent en route ce vagabond dérisoire (66). Parvenue à l'ultime rebord de
l'Etre, là où, selon Hugo, Satan a réussi tout de même à s'accrocher après une chute de plusieurs
millénaires, l'angélique intelligence est condamnée au monologue, dans lequel sont répétées sans fin,
avec grincements de rouages, les formules à jamais inchangeables de la possession (60). Possession
de quoi ? Possession de soi-même, muette union d'une conscience dévorée par la faim de sa propre
dévoration, selon un tête-à-tête démoniaque qui fascinait Baudelaire, que peignit monstrueusement
Milton par les auto-engendrements saturniens de son immense Satan. Cette hyper-conscience, cette
conscience dans le Mal, pour utiliser le vocabulaire du poète de La Fanfarlo, son unique effet est
d'entretenir le fil ténu d'une inexistence percluse sur les rebords, sur les marches de l'Être, qui rumine
sa vengeance bovine en l'attelant à la certitude creuse d'être la source, la sentine de son engendrement
parodique ; Satan joue à Dieu, il est divin à l'envers (p. 89, cette expression étant appliquée au
bolchevisme), parce que, dans son inlassable et monotone monologue, il croit usurper l'autonomie
divine, qui est dialogue aimant, croit acquérir une personnalité alors qu'il n'est que l'esclave de sa
haine, ne pouvant faire autre chose qu'entendre, sans jamais une seule seconde de répit, le
ressassement perpétuellement prévisible de l'ondée du sous-langage (91).
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42La fausse parole
Qu'est-ce que la fausse parole ? C'est d’abord une parole qui a perdu son innocence, c'est-à-dire sa
vertu poétique de jeu, sa capacité évocatoire de mondes fictifs. Ainsi, dire la phrase admirable
(admirable selon l'auteur) : Le lion mit à sécher son burnous dans la rivière, c'est témoigner de notre
liberté intrinsèque, de notre capacité de désamarrer le langage de sa rive logique (31) et, face à la
stupide et consommable facilité avec laquelle il est dévoyé vers sa gabegie utilitariste, c'est témoigner
encore de sa parfaite vertu conjuratoire. Pécheresse, vicieuse, la fausse parole rendue supérieurement
consciente n'a qu'un but, la mise à mort du Verbe, la mise à mort de l'innocence, de l'Innocent, crime
occulté derrière un nuage de fumée, le déferlement des mots trompeurs (45), le voile d'illusion qui
nous enlève le bon usage de la parole, nous entretient de l'effectivité fictive de la muetteté (44) toute
pleine et sonore de cadavres de mots, de paroles désensibilisées, décapitées, désaxées, déshumanisées.
Car c'est à l'homme, bien évidemment, qu'on a retiré la parole, à l'homme qui, comme un mort-vivant,
continue à remuer les lèvres (Id.). Cette subtilisation est l’œuvre de ce que Robin nomme
succulemment les éperviers mentaux, de redoutables êtres psychiques assiégeant la planète, obsédant
l'humanité, cherchant des peuples entiers d'esprits à subjuguer (41), qui se sustentent de toutes nos
inattentions à penser, s'engraissent de tous nos manquements à ce naturel génie de vivre que nous
avons tous reçu (42). Encore une fois, seule l'extrême innocence des cœurs et des âmes pourra vaincre
l'avidité carnassière de ces maléfiques oiseaux de proie. Cette criée, comment en expliquerions-nous la
sourde violence, le hourvari désordonné ? Comment expliquerions-nous que des millions d'hommes et
de femmes ont succombé à leur faux prestige ? La puissance de ces volatiles charognards n'est pas
suspectée, ce n'est pas elle qui est à l'origine de cette violence ni de ce rapt, puisque leur existence n'est
qu'un simulacre de vie : leur enveloppe, comme celle de Kurtz ou de Ouine, comme celle de Hitler, ne
recouvre que du vide. C'est en fait parce que le peuple s'est lassé de devoir rechercher la Vérité qu'il a
accepté de se laisser berner par la propagande pourtant grossière, qui ne trompe, généralement,
personne, et qui va même, ô suprême ruse !, jusqu'à choisir des paroles, véhiculer des mensonges dont
l'énormité goguenarde sera comprise de tous comme s'il s'agissait d'un monstrueux clin d’œil (81), qui
de surcroît ridiculisera la vérité dissoute dans une farce pantagruélique. Il est donc possible, nous
avoue Robin, qu'une bonne partie de l'humanité actuelle ne désire plus du tout de vraie parole, qu'elle
aspire à être entourée quotidiennement des bruissements des oiseaux de proie psychiques (52).
L'homme, parce qu'il ne supporte pas (plus ?) le poids immense de sa conscience, parce qu'il cherche à
n'importe quel prix à rejeter l'effroi que lui confère son inaliénable liberté, remet celle-ci, comme la
parabole du Grand Inquisiteur nous l'apprend, aux pieds de l'Idole qui saura prendre en main sa
destinée. Une dernière cocasserie guette l'esclave. Car cette idole est elle-même enchaînée, nous confie
l'auteur, elle claque au vent parce qu'elle est vide comme une cosse ; en effet, le suprême paradoxe, et
l'illusion tragique dans laquelle plonge cette humanité déshumanisée, qui n'a plus droit à la parole
parce qu'elle en a refusé la garde altière et risquée, c'est de comprendre que son maître est absent, qu'il
n'existe pas, qu'il a été détruit et dévoré par ses propres paroles trompeuses, qu'il est tombé dans l'état
de muette prostration dans laquelle végète le Satan de Dante. Je me permets de citer longuement le
texte magnifique de Robin, qui écrit (51) : Si le dictateur possédait selon son rêve l'univers entier
inconditionnellement, il établirait un gigantesque bavardage permanent où en réalité nul n'entendrait
plus qu'un effrayant silence ; sur la planète règnerait un langage annihilé en toute langue. Et cet
envoûteur suprême, isolé parfaitement dans l'atonie, loquacement aphasique, tumultueusement
assourdi, serait le premier à être ail tournerait indéfiniment en rond, ajoute Robin, qui poursuit sa métaphore infernale par une image
extrême, avec toujours sur les lèvres les mêmes mots obsessionnels, dans un camp de concentration
verbal.
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41
Comment, donc, la littérature de la Modernité pourrait-elle faire l'expérience du Divin, à corps et à cris
réclamée par Hölderlin ou Heidegger, elle qui exige l'ascèse, le don de prophétisme et de vision, l'élan
d'une espérance qui ne se réduise pas seulement aux petits jeux minables, aux petites parades qui
tripotent et aguichent le bonheur, mais s'engage sur les terres gastes où l'écrivain devient cet oeil
énorme rêvé par Hugo ? Toutes les fins d'empire ne nous ont-elles pas enseigné, singulièrement dans
leurs oeuvres écrites, que Cela est réclamé que justement la langue ne peut plus donner, mais
seulement évoquer dans les lointains d'une prose hermétique (Mallarmé), ou bien charrier dans les ordures et la boue, dans les plaines de l'ennui (Huysmans, Baudelaire, Lautréamont, et la foule des
écrivains qui s'en inspirent), espérant alors que, trop franchement bafoué et moqué, Dieu se réveillera ?
Espérant que Dieu, enfin, se réveillera, et donnera à l'art sa réelle présence — autre chose qu’une chair
faisandée de Salomé — conquise de haute patience par l'homme, une immanence qui ne soit plus
abandon dans la rade de la matière servile, mais au contraire joie d'une chair spirituelle ?
Mais nous n'avons pas fini d'explorer les mornes contrées où chuchotent comme dans un mauvais rêve
les mots fantômes.
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40
Dans La Mort de la tragédie (309), Steiner avait déjà affirmé : L'inhumaine politique de notre temps
[…] a avili et maltraité le langage au-delà de tout ce qu'on avait jamais vu ; on s'est servi des mots
pour justifier le mensonge politique, les déformations massives de l'histoire et les atrocités de l'Etat
totalitaire. Il n'est pas interdit de penser que des éléments de mensonge et de cruauté se sont insinués
dans leur moelle. Dans ses Entretiens, il avait écrit des phrases presque similaires à celles d'Errata :
Dans un article intitulé «Heidegger again», j'ai tenté de montrer que six [cinq ?] «pavés» sont parus
entre 1919 et 1934, d'une violence stylistique inouïe. Il s'agissait du grand livre juif de Rosenzweig,
L'Étoile de la rédemption, L'Esprit de l'utopie de Ernst Bloch, Sein und Zeit, Mein Kampf et Le Déclin
de l'Occident de Spengler. Ces ouvrages poussent le langage jusqu'aux confins de la violence,
jusqu'aux extrêmes de l'absolu qui sont deux drames langagiers, car ils mettent en scène une tragédie
apocalyptique. Chacun de ces livres est pratiquement un Léviathan de l'insolite, semblables à des
montagnes granitiques qui surgissent d'une terre volcanique en éboulement, déversant soudain
magma et flammes ; et l'auteur de conclure par cette image : Ces livres sont une constellation de trous
noirs, buvant la matière, déglutissant la substance de la langue (129-130).
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39
7 Steiner a écrit sur cette question un article intitulé Le miracle creux, dans lequel il constate que les faits et le langage sont liés redoutablement, bien plus profondément en tout
cas que les bien-pensants veulent l'admettre, même s'il ne tranche pas le point épineux de savoir quel a
été le foyer à l'origine de l'infection, le langage ou la guerre : Que ce soit le déclin des forces vives du
langage lui-même qui entraîne la dévalorisation et la dissolution des valeurs morales et politiques, ou
que ce soit la baisse de ces valeurs qui sape le langage, une chose est claire : l'instrument dont
dispose l'écrivain moderne est menacé de l'extérieur par des menées restrictives, et de l'intérieur par
la décadence, (Lang, 52). Il affirme en outre : Quand les soldats se mirent en marche pour la guerre
de 1914, les mots en firent autant. Les survivants revinrent, quatre ans plus tard, déchirés et battus,
mais non les mots. Ils demeurèrent au front et bâtirent entre l'esprit allemand et les faits un mur de
mythes. Ils lancèrent le premier de ces grands mensonges dont s'est nourrie une si grande part de
l'Allemagne moderne : le mensonge du coup de poignard dans le dos (Ibid., 111).
Et l'auteur de faire plusieurs fois remarquer que nombre de ses travaux ont abordé la question d'une
dégénérescence du langage48, celui-ci jetant ses dernières lueurs dans l'illusion d'une vitalité nouvelle
qui n'est pas autre chose que pure violence, fausse puissance, fausse présence. Nulle part, il ne
s'exprime aussi clairement que lorsqu'il écrit dans Errata : «Le miracle creux» mettait en avant la
conviction que les mensonges et la sauvagerie totalitaire, notamment dans le troisième Reich mais
aussi en d'autres régimes, allaient de pair avec la corruption du langage en même temps qu'ils se
nourrissaient de cette corruption. Cette proposition a été largement reprise et détaillée (elle est
redevable, bien entendu, à Karl Kraus et à Orwell). De même que le plaidoyer qui inspire l'ensemble
du livre, à savoir que tout examen sérieux de la barbarie du siècle, de la frustration des espoirs et des
promesses des Lumières, doit être étroitement rattaché à la «crise du langage» qui précède et suit
immédiatement 1914-1918. Cette crise est aussi bien en rapport avec le Tractatus de Wittgenstein
qu'avec le cri final, désespérant, du Moïse et Aaron de Schœnberg ; elle se rattache aux bacchanales
de Finnegans Wake et aux tautologies de Gertrude Stein aussi étroitement qu'aux efforts de Paul
Celan pour réinventer un langage au «nord du futur», (208-209).
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38
Deux noms disais-je ? En voici un troisième : Walter Benjamin qui, dans son Journal de la Pentecôte
datant de l'année 1911, évoque avec quelques amis le massacre de la langue.
45 Sans doute n'est-ce pas
un hasard si ces deux observations, celle de Georges Bernanos et celle de Walter Benjamin, encadrent
le grand événement du premier conflit mondial, qui a dénudé jusqu'à l'intolérable blancheur de l'os le
corps du langage malade : en Allemagne, c'est le traumatisme absolu de la première guerre mondiale
qui engendre la Frontgeneration, alors que l'effondrement de l'Empire wilhelmien, garant de la bourgeoise prospérité, marque durablement les esprits, ceux de Bloch, de Rosenzweig (qui écrit dans
les tranchées L'Étoile de la rédemption, comme un pendant juif à Sein und Zeit et, plus encore, un
exorcisme de la philosophie hégélienne), celui de Benjamin et d’une multitude d’esprits. Cependant,
cette explication, aussi probante soit-elle dans la sphère historique, reste à la surface des choses. Car,
comme Jan Patocka le dit, elle consiste à expliquer les origines de la première guerre mondiale par des
raisons qui, encore, restent celles du XIXe
siècle, même si elles tentent de penser le bouleversement
radical dont ce début de siècle tragique a été le théâtre : c'est ce premier conflit mondial qui a
démontré que la transformation du monde en un laboratoire actualisant des réserves d'énergie
accumulées durant des milliards d'années devait forcément se faire par voie de guerre.46 Or, aussi
appropriées qu'elles soient, ces explications, pense le philosophe tchèque, sont encore et toujours les
idées du jour, de ses intérêts et de sa paix, alors que notre siècle est celui de la nuit, alors que notre
siècle est le siècle de la guerre et de la mort. Mais la nuit la plus profonde n’est-elle pas toujours
percée par une lumière, même ridicule ? Sans doute l’expérience du front est-elle l'aventure absurde
par excellence ; pourtant, elle peut provoquer un sursaut chez les combattants qui, comme Teilhard ou
Jünger, feront l'expérience d'une solidarité des ébranlés, seule capable d'apporter un peu de fraternité
dans le cœur des chiens de guerre. Mais rien n'y fait car, dans ces lieux boueux et infestés de cadavres,
la peur a vite fait de noyer les combattants sous ses flots amers. Alors, il faut se résigner à l'évidence,
et admettre avec Patocka que le front commande la manifestation d’une nouvelle présence, qui
jusqu'alors ne s’était qu’épisodiquement manifestée aux soldats des différentes guerres européennes :
l'expérience profonde du front avec sa ligne de feu réside cependant en ceci, qu'elle évoque la nuit
comme une présence impérieuse qu'on ne peut négliger. Cette nuit que nous pourrions rapprocher de
l'il y a évoqué par Lévinas, détruit et fait oublier jusqu'au souvenir des mobiles diurnes qui ont suscité
la volonté de guerre ; désormais, la nuit devient tout à coup un obstacle absolu sur le chemin du jour
vers le mauvais infini des lendemains. Désormais encore, cette même nuit nous semble une épreuve
insurpassable, le triomphe absolu du Rien, la déhiscence scandaleuse de la Mort qui a fléchi la vie vers
le royaume ténébreux, dans lequel cette dernière est toute proche de sombrer définitivement, sans
espoir de retour, sans espoir de pouvoir dire aux autres hommes, ceux de l'Arrière mais ceux aussi qui
ne sont pas encore nés, l'horreur entrevue dans le bourbier. Ici s'ouvre désormais, une fois franchies les
colossales portes d'airain, ce que le penseur tchèque appelle le domaine abyssal de la «prière pour
l'ennemi», sur lequel il ne donne, hélas !, guère de précisions.
Y verrons-nous, dans cette prière, la main tendue de la petite fille espérance, comme l'appelait Péguy,
seule capable de se promener avec une folle insouciance dans l'antre puant et vociférant où les
ennemis ne sont plus des ennemis absolus, qu'il faut à tout prix supprimer et abattre comme des
chiens, mais des hommes, emprisonnés dans la même geôle que nous, des hommes, c’est-à-dire des
frères ? Pouvons-nous penser que le langage, lui aussi revenu victorieux — mais de quelle amère
victoire ! — du front, saura désormais dire, pas même, chuchoter, les mots de cette prière tragique et
douloureuse ? Faut-il alors penser (pensée étrange), que les deux guerres sont nées d'une sénescence
du langage, selon l'hypothèse déjà mentionnée de Fritz Mauthner ? Faut-il croire, au contraire, que la
pourriture de la guerre a jailli de la boue pour épauler celle qui stagnait dans la langue, ou peut-être
même pour la combattre, les hommes fatigués et excédés par ces mots qu'ils ne reconnaissaient plus
cherchant dans le Mal un exutoire au Mal, un contre-poison plus dangereux que le poison qu’il est
censé combattre, comme Shakespeare le dit : things bad begun make strong themselves by ill ? Karl
Kraus, polémiste redoutable, celui qu'on nommait Nörgler, c'est-à-dire le grincheux, est bien près de le
penser. Il existe selon le pamphlétaire un lien tacite entre le déclenchement des massacres, finalement
ramenés à de simples événements presque irréels, et la parole, douée d'une puissance infâme mais,
elle, bien réelle. Ces lignes sont la suite de celles que j'ai citées plus haut : De nos jours, les liens entre
les catastrophes et les salles de rédaction sont plus profonds et, de ce fait, beaucoup moins clairs. Car
pendant qu'une guerre se déroule l'acte est plus puissant que le verbe ; mais l'écho qu'on lui donne est
plus fort encore que l'action. Nous vivons de l'écho des choses et dans ce monde sens dessus dessous
c'est lui qui suscite le cri.
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37
De ces très nombreux écrivains, je me bornerai à citer deux noms : tout d'abord, celui de Léon Bloy,
dont les deux derniers volumes de son fameux Journal, intitulé Au seuil de l'Apocalypse et La porte
des humbles, sont tout grondants de la relation des horreurs de la Première Guerre, de l'annonce des
futurs conflits mondiaux, notamment de cette Guerre Ultime que Bloy nommait la guerre
d'extermination, c'est-à-dire la guerre totale. Cette dénonciation furieuse serait encore peu de chose si
elle ne s'accompagnait, comme toujours chez l'écrivain, d'une attention de tous les instants aux
palinodies de toutes sortes, aux impostures (des hommes politiques, des écrivains, du clergé) et aux
accommodements véhiculés par une langue condamnée aux plus basses besognes de propagande. Je ne
crois pas aux hasards, et ce n'en est assurément pas un que Pierre Glaudes, introduisant la récente
réédition du Journal, cite le nom de George Steiner (celui du Château de Barbe-Bleue), en écrivant de
Léon Bloy qu'il anticipe sur les blessures de notre temps et corrobore le pessimisme de notre fin de
siècle. Il aperçoit l'impuissance du progrès à faire obstacle à l'inhumain, l'échec de l'éducation et de
la culture à apporter à tous «douceur et lumière», l'acquiescement de l'homme cultivé et assoiffé de
technique à l'horreur et à la terreur.
41 Je citerai ensuite le nom de Georges Bernanos qui, après son
retour des tranchées de la première guerre qu'il fit avec le grade de simple caporal, écrivit ces mots qui
présentaient sommairement le dessein poursuivi par l’écriture de son premier roman, Sous le soleil de
Satan : On nous avait tout pris. Oui ! quiconque tenait une plume à ce moment-là s'est trouvé dans
l'obligation de reconquérir sa propre langue, de la rejeter à la forge. Les mots les plus sûrs étaient
pipés. Les plus grands étaient vides, claquaient dans la main.
42 L’œuvre réelle de celui qui tient une
plume est donc de rédemption : il s'agit de redonner aux mots leur charge émotionnelle et, bien au-delà
de cette banale tâche, qui n'est après tout qu'esthétique, il s'agit surtout de retrouver leur réel pouvoir
d'évocation, pouvoir et privilège perdus, salis, avachis par les compromissions et les mensonges, ces
moisissures qui réduisent en une bouillie infecte la charpente du Verbe, comme un cancer la colonne
vertébrale de l’agonisant. C'est que seul un langage poétique, c'est-à-dire une parole qui évoque
noblement les choses et les invite à exercer le charme (carmen) de la réelle présence, est encore
capable de dissiper le mensonge universel. Ce mensonge étendu au monde entier des choses dont parle
Saint-John Perse, porte un nom redoutable, chargé de signifier les pompes du Démon : l'imposture.
C'est l'un des termes majeurs autour duquel s'organise l’œuvre véhémente de Bernanos : son écriture,
sans aucune relâche et contre toutes les prudences, aura charge d'en crever l'enflure, celle de
l'épuration franquiste cautionnée — bénie ! — par les prélats de Palma de Majorque avec Les grands
cimetières sous la lune ou celle de la deuxième guerre mondiale, à laquelle le Grand d'Espagne ne
croit pas, comme il le réaffirme dans l'un des plus sublimes témoignages qu'un romancier nous ait
laissé sur l'âme malade des hommes, Les Enfants humiliés : Je ne crois pas à la guerre, je ne crois pas
à cette guerre, je crois que le monde se donne l'illusion de la guerre comme un vieillard érotique, par
des grimaces qui feraient rougir l'adolescent le plus obsédé, l'illusion du désir et de ses fureurs.
43 Je
ne m'étonne pas que pareil jugement rejoigne celui que Karl Kraus écrivit à propos du premier conflit,
en novembre 1914 : Il se pourrait bien qu'on découvre un jour à quel point a été insignifiante cette
guerre mondiale comparée à l'automutilation de l'esprit humain par la presse, dont la guerre ne fut au
fond qu'une des émanations.
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36
Une voix sans visage pour la proférer, ai-je dit, une bouche qui profère sa présence illusoire par des
mots qui ne disent rien, un visage qui est un trou noir et qui semble tirer des mots inconnus du fond
de... de quel fond inimaginable ? Nous venons d’évoquer les abords du puits sans fond où gonfle la
pourriture qui ne va plus tarder à se déverser sur l’Europe entière et le monde : le meurtre de
l’espérance, l’ennui et le dégoût d’artistes, de penseurs et d’hommes politiques pressentant l’horreur à
venir, mais aussi la lente décomposition d’un langage rompu à tous les mensonges. C’est là le point
essentiel.
Steiner, confronté au Mal qui, n'ayant pas de visage, n'a pas de répondant, pense qu'il est une voix qui
monologue intarissablement, qu'il est une bouche qui reprend les mots galvaudés, vidés, taris, étiques,
que véhiculent les hommes entre eux comme des pièces de monnaie sales et trouées, une bouche
malade qui n'en finit pas de parler comme un agonisant de Beckett. C'est, encore, que George Steiner,
sur les brisées de Fritz Mauthner38, pense que le langage est malade ; au petit jeu des références,
nombreux seraient les auteurs que je pourrais convoquer, qui d'ailleurs se moquent comme d'une
guigne de la prudence affichée par les doctes, telle Myriam Revault d'Allones qui écrit, dans son bel
ouvrage, Ce que l'homme fait à l'homme : Il n'est pas interdit de penser que la propagation du mal, tel
un champignon venu comme de nulle part et qui envahit tout, a partie liée avec le règne du mensonge
généralisé.
39 Il n'est pas interdit de penser... Voici la phrase qui couvre pieusement toutes les
reculades. Beaucoup de ces auteurs, certes, se sont inquiétés de cette déchéance propre au verbe, mais
une exceptionnelle concentration d'esprits en a favorisé la révélation — je parle ici de révélation
photographique — au cours de l'époque-charnière (à une lettre près, un benoît e muet, ce dernier mot
résume ce siècle infamant) couvrant les premières années du nouveau siècle jusqu'aux prémices de la
deuxième guerre mondiale et ses prolongements. Un raccourci saisissant de cette longue agonie de
l'âme européenne nous est donné par Hermann Broch dans ses Irresponsables : trois récits allégoriques
appelés Voix, écrits en 1913, en 1923 et en 1933, mettent en scène, après une ouverture qui reprend la
question pathétique jadis posée par Hölderlin40, le surgissement du Mal, celui de la médiocrité et de
l'ennui, l'inanité vide de la technique, la fossilisation des grandes espérances, celle de la paix, et,
pourquoi pas, celle d'une rédemption de l'humanité déchue. La Voix de 1933 consacre, elle, l'irruption
plénière du Néant et de la parole frelatée, dont le triomphe illusoire est accompli par l'avènement du
petit bourgeois, c'est-à-dire du médiocre, du fantôme qui a provoqué le sacrifice humain
fantasmagorique de millions d'hommes.
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Juan Asensio
35
Pour l'instant elle patauge, la vieille déesse romaine, Spes, l'attente, dont la brièveté syllabique claque
comme d'un soufflet chaque joue de l'homme misérable, l'espérance, la petite fille espérance dont parle
le poète-enfant, Charles Péguy. Elle essaie d'avancer comme elle peut dans le marécageux
compost : le cœur caché, le cœur des ténèbres, la pourriture au sein même de la vitalité, ou plutôt son
apparence. Nous y voici, sans aucun doute, mais c'est presque rien, un peu de fumée vite dissipée :
Vienne, Salzbourg, Innsbruck... Villes croulantes et énormes… Villes avachies dans une jungle de
mornes soupirs, de râles de vieillards remplis d'eux-mêmes, c'est-à-dire de vent, comme l'est la venise
agglomération, grignotée patiemment par les murènes du temps, que nous momifie Gracq dans son
Rivage des Syrtes, qu'il eût été bien inspiré d'appeler Syrtes-la-Morte. Villes attaquées sournoisement
par une autre lèpre, qui trompeusement se présente comme un dernier sursaut de vie, un ultime hallali
de rancœur, le pilon incendiaire de Karl Kraus, Die Fackel (La Torche), l'auteur bloyen des Derniers
jours de l'Humanité, dont l'acide crachat sera pieusement ramassé par Wittgenstein, cet imprécateur du
silence de la fin de partie métaphysique. Villes hautaines et croulantes dans lesquelles des marcheurs
déboussolés versifient leurs beuveries, croyant parfois avoir entrevu la matrice impénétrable où
grondent les flots de la Mort et du Mal, liés amoureusement dans une copulation de sangsues. Villes
pleines d'yeux grands ouverts qui, après une nuit de débauche blanche comme une vestale, peindront
ce qu'ils ont cru voir en couleurs vives et criardes, impudiques et macabres : c'est de nouveau le pas
des mendiants qui va faire trembler la terre, dans ces toutes premières années qui voient se fortifier
l'expressionnisme, mot commode et années arbitraires sous lesquels s'agglutinent, pour se réchauffer
quelque peu en attendant la lumière universitaire que les générations patientes et érudites dispenseront
prétentieusement sur ce qui n'est, en fin de compte, ni plus ni moins qu'une misère crasse et superbe,
mais instituée en bohème géniale, les parias, en rang pour le défilé de la critique. La singularité de
l'époque ? La sensibilité monstrueuse des fins d'empire, l'urticaire des grabats où se contorsionnent les
mourants exténués. On pressent alors, comme une rumeur colportée par les Histoires pragoises du
jeune Rilke, que tout finit, et que tout, peut-être, va renaître miraculeusement, comme un fulgurant
démenti à la sombre et irréversible faille que la Mort introduit dans les Cahiers de Malte Laurids
Brigge. C'est que certaines voix, comme celle d'Yvan Goll, ont proclamé que l'expressionnisme n'était
qu'une immense recherche, qu'il était une sorte de généralisation de toute notre vie sur la base d'une
influence purement spirituelle, un élan vers la divinité venant au moment où toutes les religions font
faillite. Est-ce qu'il ne nous apprendrait pas même de nouveau à prier ? Belle chimère, horizon vite
éventé, car la prière, si elle est montée assez haut, a vite fait de culbuter sur le rebord des tranchées,
d'où elle ne ressortira plus, malgré le délestage — on devrait dire le dégazage — des putréfactions
enfouies sous la boue. Qu'est-ce qui va s'élever du tas de décombres brûlants qui survit de l'empire
bariolé comme une tunique magyare, du tout-puissant empire austro-hongrois qu'on surnomme, tant il
est vaste, “l'Empire du Milieu”, cette ingouvernable mixture de peuples (Metternich dira : J'ai
gouverné l'Europe, jamais l'Autriche) tchèques, polonais, slaves, germains et romains décrit
minutieusement par L'Homme sans qualités de Musil, dernier battement de la paupière rougie du géant
pour un bref éternuement d'énergie ? Qu’est-ce qui va sortir de ce magma informe ? Rien. Rien du
tout. Quelques toiles, quelques livres — romans et pièces de théâtre —, c'est finalement bien peu.
Mais de ce rien poussé jusqu'à l'extrême abnégation, un rêve cruel, halluciné, ondoyant comme une
Ophélie pluvieuse, va grandir et grossir telle une bulle de pâle lumière remontée des profondeurs
aveugles, puis se fixer dans la fulgurance d'une vie grippée en 1918, dans les traits spasmodiques
d'Egon Schiele ou dans les ors byzantins d'Émile Nolde, ou encore mêlée à la boue des tranchées
d'Otto Dix. C'est, je l'ai dit, Rilke, Musil, Kafka, Wedekind, Hoffmannsthal, Benn, Schnitzler,
beaucoup d'autres encore, tous lus par Steiner. Ils bâtissent, littéralement, sur les ruines qu'ils
pressentent, qu'ils sentent, puisque pavane sous leur nez le premier frisson d'un vent bizarrement
poisseux, les avertissant qu'il ira bientôt charriant le pollen de millions de charognes, le souffle des
tranchées chaudes et humides, ils édifient quelques constructions éphémères, pantelantes et décomposées, creusant dans la terre noire pour y chercher et y trouver peut-être, avec le trésor des
vieux contes de l'Allemagne légendaire, l'espérance enfouie comme une reine de Saba.
Mais c'est une autre espèce de monstre que leur recherche, finalement, aura excorié des profondeurs
puantes et noires, cet horrible monceau (Di kupè) de corps liquéfiés dont parle Peretz Markish, relatant
les pogromes d'Ukraine de 1919 :
O hanche noire ! O sang de feu ! Dansez, dansez, relevez vos chemises !
S'étale ici toute la ville — en tas — tous, tous,
Le onze de Tishrei, en l'an 5681.
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