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Citation de Partemps


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Échec du langage. Échec du langage que mime l'échec de la lecture, si celle-ci n'est pas une action, s'il
est vrai que lire bien, comme l'affirme Pierre Boutang dans ses Dialogues avec son ami, c'est lire avec
une intensité telle qu'on pourrait retrouver le moyen d'agir. Le constat de cet échec, acclamé avec ravissement par les théoriciens de la Déconstruction qui le répètent dans chacun de leurs ouvrages en
rappelant au passage l'expression célèbre par laquelle Michael Riffaterre entérinait le divorce entre le
langage et le monde17, ce constat, nous le faisons également nôtre. Mais aussi, et cela seul me paraît
être un signe véritable, échec du langage, sous la plume des plus grands, qui, ayant redonné au langage
la pure autonomie de son être brut oublié (l'expression est de Michel Foucault), c'est-à-dire en le
désenclavant de son usage représentatif et purement utilitaire, se rendent compte de la dramatique
ineptie de ce petit jeu sans conséquence. Alors, il faut passer outre, et, puisque décidément la lecture
que nous faisons du grand livre du monde est incorrecte et inattentive, puisque, selon Steiner, nous
sommes dans la condition d'une lumière parfois noire qui va à travers nos faits, nous devons tenter le
saut de la foi comme l'exigeait avec crainte et tremblement le veilleur de Copenhague, même si
demeure l'assurance que ce langage, que ce texte qui ne parlent de rien d'autre que d'eux-mêmes, leurs
mots et leurs phrases n'évoquant rien de plus que d'autres mots et d'autres phrases dans une giration
infinie, effrayante, contiennent le monde, l'univers entier, sont réellement ce monde et cet univers,
selon la voie d'une parenté encore mystérieuse : non pas abolie, j'ose le dire, mais encore mystérieuse,
parenté et voie que ces mots et ces phrases, même s'ils sont courants et banals, employés par chacune
de nos bouches bavardes, reflètent plus fidèlement qu'une goutte de pluie. Steiner, bizarrement, se
trouve assez proche d'un Derrida lorsqu'il écrit ces phrases : Le contexte informatif de n'importe quelle
phrase du Madame Bovary de Flaubert, par exemple, est celui du paragraphe immédiat, du chapitre
qui l'entoure, du roman tout entier. C'est aussi celui de l'état de la langue française à l'époque et dans
le pays de Flaubert, de l'histoire de la société française, et des idéologies, de la vie politique, des
résonances du quotidien et du terrain de référence implicite et explicite, qui impriment leur marque
sur les mots, les tournures de cette phrase en particulier, qui peut-être les subvertissent ou les
ironisent. La pierre frappe l'eau et les cercles concentriques ondoient vers des horizons infinis. Le
contexte sans lequel il ne saurait y avoir ni sens ni compréhension, c'est le monde (Err, 34).
Le monde, c'est-à-dire l'univers, donc : Dieu, caché mais révélé par cette parcelle d'infini lumineux
que chaque lettre cache et révèle comme dans le texte de Flaubert, comme dans celui de n'importe quel
autre auteur. Lire bien selon Steiner, ce n'est rien de moins, ne l'avons-nous pas encore compris ?, que
prier, non pas dans la joie douce et confiante, dans la certitude de Celui qu'on invoque, à l'abri de la
tourmente, dans la familière sécurité d'une chambre pénombrée où le face à face peut s'instaurer, mais
dans la violence et le vacarme, dans le brouhaha, dans l'incertitude, dans le doute perpétuel qui est la
marque de notre âge, la marque, plus sûrement, de toute foi exigeante, réelle, la marque aussi d'une foi
qui tente de recueillir dans sa prière chaque éclat de lumière éparpillée, la marque enfin des lectures
bouleversantes, où l'âme de l'auteur se découvre dans sa radicale pauvreté, dans son impuissance à
parler et peut-être, à son tour, dans la douce timidité de sa prière silencieuse, maladive, pourtant tout
entière dressée vers le ciel. Je me demande si la lecture, chez Steiner, ne ressemble pas au dogme
catholique de la communion des saints, où la réelle présence du Christ, que les chrétiens cherchent —
et trouvent — dans le partage et la consommation de l'hostie — ou de celle, invisible, de la prière —
serait remplacée par l'espérance de la rencontre, et, au-delà de cette rencontre, d'une véritable
fondation, de personne à personne, d'un lien de parole marqué au coin du Logos.
Finalement, le paradoxe que nous avons soulevé n'est pas différent du paradoxe de la foi. Foi juive
bien sûr, inimitable mélange de confiance chenue et de doute indéracinable, foi dont je ne suis guère le
spécialiste, mais qui me semble plus radicalement hantée par la question de la disparition de Dieu,
voire, par celle de son impuissance — question bien sûr aiguisée jusqu'à l'absurde depuis sa mort dans
les camps de concentration allemands —, que ne l'est l'espérance catholique, invinciblement confiante
puisqu'elle se sait accomplie, consommée, depuis la venue du Christ, même si les doutes exposés par
exemple par André Néher, sont ceux de chrétiens tourmentés à l'extrême comme le furent Bloy ou
Bernanos, Lequier ou Kierkegaard, qui n'ont jamais cru que la foi était autre chose qu'une invincible
exigence de fermeté face à la tentation du désespoir, mais qui, de la même façon, ont compris que
cette foi serait bien peu de chose, une chose de rien, si la certitude épouvantable et le péril du
désespoir ne rôdaient autour d'eux.
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