Citations de Julián Fuks (22)
........les dictatures peuvent revenir, tu devrais le savoir. Les dictatures peuvent revenir, je le sais, et je sais que leurs arbitres, leurs oppressions, leurs souffrances existent sous les formes les plus diverses, dans divers régimes, même quand une horde de citoyens marche aux urnes deux fois par an...
Peut-on hériter d’un exil ? Serions-nous, nous les enfants, expatriés au même titre que nos parents ? Devrions-nous nous considérer comme des Argentins privés de notre pays, de notre patrie ? La persécution politique serait-elle aussi soumise aux règles de l’hérédité ?
Ce n'est que lorsque je cesse de les voir, quand je referme l'album et l'enfouis dans la bibliothèque aussi haut que mes doigts le permettent, qu'enfin je comprends combien les photos mentent par leur silence. (p. 95)
Vivre avec un enfant nécessitait une présence infaillible et des bras fermes pour le porter. (p. 77)
Peut-être que le désir d'enfant était à ce moment ce qui lui restait de vie, une autre forme de lutte, de refus de l'annihilation imposée par le régime. Avoir un enfant doit être toujours , un acte de résistance. (p. 60)
Une part de drame est nécessaire bien sûr, mais il suffirait de dire que tous deux ont obtenu leur diplôme de médecine, qu'ils ont suivi la même résidence en psychiatrie et qu'ils sont devenus psychanalystes pour résoudre la plus simple énigme. Une autre fiction se crée alors : ce n'étaient pas des êtres opposés, mais deux êtres égaux unis par la même critique de la brutalité des traitements psychiatriques pratiqués dans les hôpitaux du monde entier, et par leur militantisme pour une thérapie plus humaine, plus compréhensive, plus complète, moins nocive. (p. 49-50)
Il faut apprendre à résister. Ni partir ni rester, apprendre à résister. (...) Résister serait-ce lutter malgré la défaite évidente (...) Apprendre à résister n'est-ce pas surtout apprendre à s'interroger ? (p. 118-119)
Non, il n'y a pas d'épilogue à l'histoire politique de mes parents. Leur anticonformisme a des contours à la fois plus discrets et plus clairs. Leur militantisme s'est toujours manifesté dans leur habitude de questionner, de débattre, de discuter. (p. 165)
Il y a des histoires qui ne s'inventent pas à table entre deux coups de fourchette et deux bavardages, des histoires qui refusent de cohabiter avec la légèreté et ne se prêtent pas (...) aux phrases banales. (...)
Parfois, à la place d'une douleur tient à peine le silence. Non pas un silence fait de l'absence de mots, mais un silence qui est l'absence elle-même. (p. 110)
Je comprends bien sûr, il reprend sur un ton amène, qu'il a toute une réflexion autour de ce que nous vivons, que le livre est une autre forme de thérapie, que c'est une histoire émotionnelle qui s'incarne ici.
Comment peut-on vouloir engendrer la vie à une époque où règne la terreur, quand on doute ne serait-ce que de l'éventualité d'un lendemain, d'un quelconque avenir, quand on ressent chaque nuit s'exprimer dans des frissons la fragilité de son corps, la probable fugacité de la vie ? (p. 59)
Maintenant je pense à ces armes et je ne comprends pas l'euphorie que je ressens, la vanité qui m'envahit, comme si la biographie de mon père m'investissait : je suis le fils orgueilleux d'un guérillero de gauche et cela me justifie en partie, cela rachète ma propre inertie, m'insère précairement dans une ligne d'anticonformistes. (p. 54)
Mais un adulte qui pleure n'est pas fragile, ça je l'ai appris avec conviction, j'ai retenu la leçon : un adulte qui pleure sans honte fait preuve d'une transparence enviable. Je me demande si ce n'est de là que me vient mon intérêt pour les histoires tristes et les scènes désespérées (...) (p. 193)
Quand le corps crie, il est plus près de l'essentiel que ne l'est la raison, car le corps est dans l'urgence, la modération ne l'intéresse pas (...) (p. 96)
Ma mère n'a pas cessé de poser des questions, mais le silence est devenu plus fréquent que les paroles et peu à peu l'absence a envahi l'espace qu'occupait son amie, lui volant son nom... (... p. 115)
Dans les pages de ce discours j'ai appris cette partie manquante de l'histoire, mais j'ai aussi appris autre chose : le deuil discret que ma mère avait vécu pendant des décennies, la perte de sens que cette mort incomplète avait immiscée dans sa réalité. Dans les pages de ce discours, j'ai appris autre chose : l'atrocité d'un régime qui tue et qui, en plus de tuer, anéantit ceux qui entourent les victimes immédiates. Des cercles sans fin de victimes ignorées , de deuils empêchés, d'histoires non racontées- l'atrocité d'un régime qui tue aussi la mort des assassinés. (p. 116)
Désir évident de leur restituer force et dignité : elles sont les filles de femmes fortes et dignes qui sont maintenant à al recherche des nombreux bébés enlevés, que l'armée s'est appropriés, qu'elle a confiés à des familles favorables au régime, qui sont passés de main en main comme des marchandises de valeur, dont les traces ont été effacées.
Il faut apprendre à résister. Ni partir ni rester, apprendre à résister. Je pense à ces vers auxquels mon père ne pouvait pas penser, ces vers qui n'étaient pas encore écrits, ces vers qui lui manquaient.
Mon père ne m'a pas désiré, il n'a jamais désiré aucun de ses enfants. En disant cela je m'attends à ce qu'un certain lecteur s'apitoie, à ce qu'un autre croie me comprendre ou comprendre ces prétendues confessions, à ce qu'un troisième qui nous connaît ne prenne pas au sérieux cette aberration.
Quelle force a le silence quand il s'étend bien au delà du malaise immédiat, bien au delà de la douleur. Depuis des années j'observe, impressionné, la capacité qu'à mon frère d'expédier les pensées qui le dérangent, de couper court aux conversations sans brutalité, de changer de sujet sans qu'on s'en aperçoive, de glisser d'une idée à l'autre presque instantanément, sans effort. ...Il a su tout oublier, de nombreux indices l'attestent.