Lareverie Colline

J’ai pourtant tout pour être épanouie : un homme qui partage ma vie, un adorable petit bout depuis quelques mois et, en théorie, le temps de me consacrer à ma passion de toujours. Seulement l’homme m’a été livré avec temps très limité d’utilisation, nerfs à vif et foutu caractère ; s’occuper d’un petit bout fatigue et ma passion, comme beaucoup de passions, ne me permet ni de copiner avec mon banquier, ni de tromper Dame Solitude dans les magasins. Pour couronner le tout, faites un bébé et vos meilleures amies disparaissent comme par enchantement : celles qui n’ont pas d’enfant craignent que vous ne leur parliez que couches et allaitement, les autres ont trop à faire avec leurs propres marmots pour devoir supporter ceux des autres.

Peut-être suis-je passée à côté de quelque chose. Soudain j’ai envie de passer le relais : que quelqu’un d’autre se charge de prendre les décisions à ma place puisque me démener ne sert à rien ! Cette idée me transporte : vivre de nouveau dans l’insouciance la plus complète, attendre qu’une bonne âme, forcément plus objective que moi sur ma situation, prenne ma vie en main. Une bienheureuse régression, un confortable retour à l’âge où même torcher mon postérieur incombait à un tiers. Je me souviens de tous les précieux conseils que j’ai prodigués à mes amis, combien il m’a toujours semblé plus aisé de débrouiller les fils d’histoires qui ne me touchaient pas de près.

Je vivais dans mon corps et dans mon cœur la douleur de la perte de l’être aimé, ajoutée à la douleur encore plus grande de ne pas pouvoir subvenir aux besoins de son enfant. Comment cette femme, à peine plus âgée que moi, avait-elle pu survivre à ce cataclysme ? Comment avait-elle réussi à subsister jusqu’ici ? Et comment parvenait-elle à raconter son histoire avec autant de recul ? Seuls de rares enrouements rendaient moins audibles les paroles les plus douloureuses, mais la flamme dans ses yeux lorsque Danaé évoquait Bastien coupait cours à ces quelques manifestations de peine.

Entendons-nous bien : je n’ai rien contre les jeux érotiques incluant rôles ou accessoires divers, à la condition qu’ils soient pratiqués avec amour et respect, ce qui ne semble pas être le cas dans les relations de Cassandre. Cependant, ces relations complexes, multiples et parfois simultanées ne la dérangent pas outre mesure; elle en éprouve un certain plaisir, ne souhaitant pas s’engager ni retrouver le sexe plan-plan, ou devrais-je dire inexistant, qu’elle a dû subir pendant sept ans de malheur avec son précédent compagnon.

Ouf, me voilà toute ragaillardie. Précieux conseils que ceux de nos aînées, parfois tout au moins. Ne pas montrer qu’il me manque : le B.A. BA. Pourtant, toute femme qui se respecte le sait pertinemment et prodigue volontiers ce savoir autour d’elle ; comment donc se fait-il que, dès lors qu’il s’agit de sa propre vie, ce B.A. BA devienne si compliqué à appliquer ? Pour cela il est toujours bien de se faire rappeler les bases de l’équilibre au sein du couple.

J’ai beau avoir un cerveau muni de neurones et de toutes leurs connexions, j’ai simplement pensé que cet homme, mon homme enfin, avait besoin de tendresse et d’attentions. Et puis, rendons lui justice : il descend souvent les poubelles et, pris de frénésie soudaine, fait le ménage de fond en combles (non sans pousser quelques grognements de réprobation) en moyenne une fois par semaine.

Si j’étais quelqu’un d’autre que moi-même, celle que j’aimerais tant devenir un jour après avoir pris et tenu tout un panel de bonnes résolutions, j’aurais profité de ces deux jours et demi de célibat. J’aurais organisé une soirée vin et fromage avec mes amis, écouté de la musique et ri tout mon saoul, béatement pompette, jusqu’à pas d’heure.

je suis seule, sans bébé à surveiller,calmer, distraire, nourrir ou bercer, nantie d’un magazine avec lequel je ne cours aucun risque de me griller les neurones. Il n’y a qu’un mot pour décrire ce que je ressens en ce moment unique : jubilation.

Dans les bons jours, je me dis que cette peau de fesse finira bien par payer un jour ; dans les mauvais, je l’imagine volontiers me devancer toute ma vie pour me dérober toutes les victoires, tous les bonheurs qui m’étaient dus.

Les personnes sont comme les plantes, il suffit de trouver la place qui leur convient pour qu’elles s’épanouissent! dit-elle en remplissant de nouveau ma tasse de thé.