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Citation de Charybde2


Je connaissais l’histoire de François Huber depuis mes études, mais je ne m’étais jamais plongé dans ses théories. L’homme était né dans une famille suisse très aisée en 1750. Convaincus que leur fils s’illustrerait et que son oeuvre passerait à la postérité, ses parents firent en sorte qu’il n’eût jamais à travailler. Dès son plus jeune âge, le petit François s’employa à satisfaire son père, veillant tard dans la nuit sur des ouvrages ardus, ses yeux brûlants laissant échapper des larmes de douleur. Mais ce rythme, peu à peu, le rongea : les livres ne l’entraînaient pas dans le monde des Lumières, mais dans celui des ténèbres.
À quinze ans, il était presque aveugle. Il fut envoyé à la campagne pour se reposer, avec interdiction de s’adonner à l’étude. Tout juste était-il autorisé à participer à certains travaux de la ferme. Cependant, le jeune François ne goûtait guère l’oisiveté. Il n’avait pas oublié les espoirs que l’on avait placés en lui, et la cécité ne représentait pas un obstacle, mais une opportunité : ce qu’il ne pouvait plus voir, il pouvait toujours l’entendre, or le monde autour de lui grouillait de vie. Les oiseaux chantaient, les écureuils grognaient, le vent soufflait dans les arbres et les abeilles bourdonnaient.
Les abeilles, surtout, retinrent son attention.
Il se lança dans un travail de recherche en bonne et due forme et jeta sur le papier les bases de l’ouvrage que je tenais entre mes mains. Secondé par son secrétaire, François Burnen, il entreprit d’étudier le cycle de vie des abeilles à miel.
Leur première grande découverte porta sur la reproduction. Bien que de nombreux scientifiques à différentes époques eussent longuement observé la vie à l’intérieur de la ruche, personne n’avait jamaisassisté à la fécondation de la reine. La raison en était simple : Huber et Burnen découvrirent que la fécondation se produit à l’extérieur de la ruche, au moment où les jeunes reines s’envolent dans la nature. À leur retour, les reines sont pleines de sperme et chargées des organes reproducteurs des faux bourdons, arrachés lors de l’accouplement. Comment la nature peut-elle exiger un tel sacrifice de la part des faux bourdons ? Huber n’élucida jamais ce mystère. Ce que l’on découvrit plus tard, c’est que la nature exigeait encore plus des mâles : la mort les attendait après l’accouplement. Peut-être était-il préférable que Huber ne le sût jamais… À côté de ses travaux d’observation, Huber participa à l’amélioration des conditions de vie des abeilles en concevant un nouveau type de ruches.
Pendant des siècles, le contact des hommes avec les abeilles se limita à la capture de ruches sauvages, des gâteaux de cire en forme de demi-cercle que les abeilles construisaient dans les branchages ou les anfractuosités. Mais avec le temps, l’or produit par ces insectes devint une obsession telle que les hommes tentèrent de les domestiquer, d’abord avec des ruches en céramique aux résultats peu concluants, puis grâce à des ruches en paille, les plus communes en Europe à l’époque de Huber. Dans ma région, ce type de ruches demeurait majoritaire ; dans les prés ou au bord des chemins, elles avaient le mérite de se fondre dans le paysage. Jamais néanmoins je ne m’étais penché sur le sujet : leur conception rendait l’observation des abeilles difficile, autant que la récolte du miel, laquelle demandait de presser les alvéoles de cire, et donc d’écraser œufs et larves, ce qui non seulement donnait un miel impur mais nécessitait de détruire les gâteaux de cire, où vivaient les abeilles.
Voilà pourquoi Huber s’employa à inventer la « ruche à feuillets », qui s’ouvrait comme un livre dont chaque page était composée d’un cadre destiné au couvain et au miel. Le principe me passionna et je me mis à en étudier attentivement les schémas. Les feuillets étaient esthétiquement remarquables, mais ne me semblaient pas si pratiques. Je sentais qu’il était possible de perfectionner leur agencement, d’imaginer un système qui permît à la fois de récolter le miel sans faire de mal aux abeilles et d’observer l’intérieur de la ruche, le couvain, la reine, la colonie entière. Je tremblais d’excitation : c’était ça que je voulais, c’était là que se trouvait ma passion. Je ne parvenais plus à détacher mon regard des dessins. Je voulais rentrer dedans. Entrer dans la ruche !
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