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Citation de Partemps


Nouveaux fragments d'une mémoire infinie

Il m’est arrivé, il y a quelque temps, d’ouvrir à nouveau le Roland Barthes par Roland Barthes. Il m’a toujours semblé que, dans ce livre étrangement exaspérant, où plus d’une fois l’on ne peut s’empêcher de bondir ou de s’esclaffer, Barthes avait perdu le contrôle de son talent – comme par une sorte de phénomène d’usure du pouvoir appliqué à l’écriture – et donné prise inconsidérément à ses détracteurs. Pour le pastiche de Burnier et de Rambaud, sorti deux ou trois ans plus tard, c’était une manne incroyable.
Mais cette fois-ci, je l’ai regardé d’un tout autre œil. Il m’est apparu soudain que ce livre – objet vraiment bizarre du point de vue de l’histoire de l’édition – avait été comme une prémonition singulière, étonnamment exacte, de ce qu’allaient être, quarante ans plus tard, les profils dans lesquels nous nous exposons sur Facebook. Barthes y parle d’ailleurs de lui-même à la troisième personne, comme dans les statuts Facebook d’il y a quelques années – épouvantable manie, encouragée à l’époque par la mise en page de la machine, mais qui est, fort heureusement, en voie de disparition.
Comme livre, il est horripilant ; comme profil Facebook, il fait plutôt partie des meilleurs. Un signe parmi d’autres que notre morale a déjà changé, insensiblement.

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Je me souviens toujours d’une remarque de Gérard Genette, lue il y a longtemps, disant que le narrateur de À la recherche du temps perdu donne souvent, sur les autres personnages, des informations dont on se demande comment il a bien pu les apprendre, car elles concernent des moments de leur vie auxquels il ne prenait aucune part. Il sait à leur sujet des choses que, logiquement, il ne devrait pas savoir. Du point de vue de la technique du récit, Proust a donc mêlé sans y prendre garde les caractéristiques de la première et de la troisième personne, de la focalisation interne et du point de vue omniscient. Mais ce qui a pu ainsi apparaître pendant près d’un siècle, aux yeux de certains lecteurs scrupuleux, comme une invraisemblance, devient tout à fait réaliste, anachroniquement réaliste, si l’on imagine que le narrateur consacre une grande partie de son temps, dans la solitude de sa chambre aux murs capitonnés, à observer à leur insu les faits et gestes de ses amis sur Facebook, à les « stalker » – ce qui correspondrait assez, à vrai dire, à ce que l’on perçoit de son caractère, et aussi bien à ce que l’on sait de celui de son auteur, qui lui ressemble tant.

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Dans son journal de l’année 1997, publié vingt ans après, Marc Lambron cite la nécrologie qu’il écrivit pour Madame Figaro au lendemain de la mort de Lady Diana. La première phrase m’a jeté aussitôt, quand je l’ai lue, dans un trouble profond que son aspect plutôt anodin ne présageait en rien : « Elle était née en 1961, l’année de la mort d’Hemingway, celle où Louis Malle tournait Vie privée – l’histoire d’une idole mondiale traquée par les paparazzis. » Comment écrivait-on une phrase comme celle-ci en 1997, sans l’auxiliaire infini d’Internet ? Il y avait donc des gens qui savaient de telles choses sans les avoir trouvées, quelques minutes auparavant, sur Google ? C’était quelque part dans leur cerveau, et ils pouvaient y accéder instantanément quand ils en avaient besoin, par exemple pour écrire un article ? Était-ce rare ? En aurais-je été capable ? Le plus troublant était qu’il me paraissait impossible de répondre à ces questions ; je ne parvenais pas à me replacer dans l’état d’innocence psychologique de 1997. Ces années au cours desquelles Internet a profondément changé notre rapport à la connaissance empirique faisaient écran devant ma mémoire.
Certes, Internet existait en 1997 et il était accessible au public ; mais ceux qui l’utilisaient étaient rares et ne se connectaient que de loin en loin ; au reste, les informations historiques qu’on y trouvait n’étaient pas nombreuses et souvent peu fiables. Il ne jouait absolument aucun rôle dans ma vie ni dans celle de mes amis d’alors, et pas davantage dans celle de Marc Lambron, telle qu’elle apparaît au fil de son journal. C’était le début de ce qu’on pourrait appeler l’ère proto-numérique, du milieu des années 1990 au milieu des années 2000, que je caractériserais par le fait que, malgré l’existence et la disponibilité d’Internet, il était encore possible, et même assez courant, d’exercer la plupart ou même la totalité de nos activités pratiques et intellectuelles sans recourir à lui.
Je n’arrivais pas à imaginer l’écriture d’une telle phrase autrement que sur le fond de notre recours permanent à Internet. J’ai tenté l’effort. Je me suis dit, imaginons que je sois privé de réseau et que je doive par exemple écrire quelque chose sur un homme né en 1938. Je saurais noter, sans avoir besoin de Google, quelque chose comme : « Il était né en 1938, l’année de Munich et celle de la Grande Illusion », ou encore : « Il était né en 1938, l’année des accords de Munich, celle où Sartre publia la Nausée. » (Je m’en rends compte en transcrivant cette hypothèse : c’est plus facile que pour 1961, et nombreuses sont les années pour lesquelles, spontanément, je serais bien incapable de citer deux événements significatifs – 1957, par exemple.)
Mais combien de temps durerait mon innocence psychologique ? J’aurais si peur de me tromper et d’être férocement démenti par les lecteurs, qui maintenant peuvent tout savoir, que naturellement je vérifierais sur Google, même en étant sûr de moi, et cette vérification me plongerait dans tout un monde de nouvelles informations, de détails, où je déambulerais par curiosité, où je chercherais peut-être d’autres exemples, totalement différents de ceux auxquels j’avais d’abord pensé – à vrai dire, je les trouverais sans les chercher, ils s’imposeraient à moi dans leur variété et leur surabondance, des exemples amusants, anecdotiques, des exemples qui surprendraient, qui flatteraient encore le désir du lecteur omniscient et rassasié comme Lucullus de données empiriques, je regarderais sur Wikipédia les pages qui s’intitulent « Année 1938 dans le monde », « Année 1938 au cinéma », « Année 1938 en littérature », « Décès en 1938 », « Naissance en 1938 », etc., et tout d’un coup, en quelques minutes, je passerais de la pénurie à l’embarras du choix, je pourrais écrire, parmi des dizaines de combinaisons possibles, plus ou moins spirituelles, plus ou moins astucieuses, des phrases comme : « Il était né en 1938, l’année de la mort d’Atatürk, celle où Raymond Aron publia sa thèse de philosophie chez Gallimard », ou bien : « Il était né en 1938, l’année de la mort de Suzanne Lenglen, celle où Pearl Buck reçut le prix Nobel de littérature. »
Je me sentais d’autant plus renvoyé à l’omniprésence d’Internet que je m’efforçais d’en faire abstraction. Il était presque aussi difficile de reconstituer, ne serait-ce qu’un instant, la vie de l’esprit à l’ère pré-numérique que d’imaginer la manière dont un aveugle de naissance se représente intérieurement une figure géométrique. De même que nous luttons en vain contre notre expérience de la vue quand nous essayons de nous mettre à la place de quelqu’un qui en a toujours été privé, de même nous luttons en vain contre l’expérience de notre recours permanent à Internet comme à un nouvel organe, quand nous essayons de nous replacer dans l’époque où il était absent de notre monde.
Cela ne veut pas dire que nous écrirons nécessairement des choses différentes. Nous pourrons écrire les mêmes choses qu’avant ; nous le ferons souvent, et souvent même nous nous efforcerons de le faire. Mais la genèse de ces phrases, le cheminement qui leur aura donné forme, l’arrière-plan mental sur le fond duquel elles se détacheront ne seront plus jamais les mêmes.
En consignant ce qui précède, je me suis souvenu tardivement du conte de Borges dans lequel le Don Quichotte réécrit mot pour mot à l’identique par un certain Pierre Ménard au xxe siècle est une œuvre absolument différente du Don Quichotte de Cervantes. Ce que j’avais perçu en lisant cette page, c’est tout simplement que cette phrase écrite en 1997, « Elle était née en 1961, l’année de la mort d’Hemingway, celle où Louis Malle tournait Vie privée – l’histoire d’une idole mondiale traquée par les paparazzis », est absolument différente de la même phrase écrite en 2017, à l’époque de Google et de Wikipédia.

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Épilogue. Quelques jours plus tard, j’entreprends de lire 1941, le roman que Marc Lambron avait publié à la rentrée de 1997 et dont il parle beaucoup dans son journal. Au début du livre, je tombe sur une phrase où il est justement question de l’année 1938 – « l’année de l’Anschluss et de l’invention des brosses à dents en nylon, l’année où Ray Ventura lançait en France le Lambeth Walk, l’année de l’état de siège à Jérusalem, l’année où Paul Klee peignait Douleur précoce et où Tino Rossi chantait Sérénade sans espoir ».
Alors je m’avoue vaincu, j’abandonne toute tentative de jauger rétrospectivement ce qu’avaient été les capacités de ma mémoire psychologique dans un monde sans Google, et j’imagine les commentaires, devant une telle phrase, de ceux qui, dans quelques décennies ou quelques siècles, se pencheront sur l’époque où Internet avait fait son apparition : « Peu avant la mise en connexion permanente du cerveau humain avec Internet, on a pu observer que certains spécimens étaient parvenus, avec les seules ressources de leur cerveau naturel, à se doter de capacités de rétention assez proches de ce qui deviendrait bientôt la norme. »
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