En général, les alpinistes ne parlent que que de la joie d'être arrivés en haut, de la beauté des cimes, de la difficulté technique de l'exploit. Mais je crois qu'il ne faut pas oublier la face sombre de la montagne. La mort, les morts. Par centaines, par milliers. Les doigts et les cornées gelés, les orteils perdus, les membres sans vie, les familles décapitées, les corps disparus, les absences éternelles. Les deuils, les chagrins. Et la peur.
Je suis au pied de l'Everest, dans les pas d'Edmond Hillary et de Tenzing Norway, premiers vainqueurs en 1953, dont j'ai lu l'aventure des dizaines de fois ! Quand je lève les yeux, ils touchent le plus haut sommet du monde. Je ne peux m'empêcher de le regarder trancher le bleu du ciel, massif, inébranlable, hors d'atteinte de nos misérables manigances.
Attendre est l'une des pires épreuves pour l'alpiniste, répétée à l'infini. Attendre d'avoir assez d'argent pour partir ; attendre les autorisations officielles pour s'approcher du camp de base ; attendre d'être acclimaté pour attaquer une ascension ; attendre que le temps s'améliore pour continuer ; attendre des nouvelles de compagnons évanouis dans la nature ; et même, une fois la victoire acquise, attendre la reconnaissance du monde extérieur, qui permettra peut-être de trouver un sponsor pour repartir encore...
Nous avons fini en rampant pour ne pas être emportés par le vent. Puis nous sommes redescendus, triomphant, liés par cette victoire absurde et magnifique.
Je dirais aujourd'hui que nous étions davantage des rescapés que des vainqueurs, mais où sont les limites de la folie des hommes ? Et comment expliquer ou justifier ce qui les pousse à affronter de tels enfers ?
Si elle avait dû gravir ces montagnes incognito, elle ne l'aurait sûrement jamais fait…
On dit que les aventuriers sont de grands égoïstes. Sans doute. Et je suis le premier à le penser. Mais le somme-nous plus que d’autres, créateurs, artistes, scientifiques, qui se jettent à corps perdu dans leur passion, utile ou non, selon les critères du moment et de chacun ?
Dans son livre les Grands Jours, Walter Bonatti relate la polémique qui suivit la remise de la médaille d’or de la valeur civile, pour sa première dans la face nord du Cervin, en 1965. Cette ascension, admirée par les uns, réprouvée par les autres. Entreprise utile ou inutile ? Un de ses ardents défenseurs remet simplement les choses à leur place : « L’entreprise de Bonatti est loin d’être inutile, et même si elle l’était, c’est cette inutilité qui rend la vie belle et poétique. Une fleur dans une maison n’est pas utile, mais c’est justement son inutilité qui la rend belle. »
Combien avant moi, et des plus grands, ont été fascinés par cette voie ! Et combien y ont laissé leur vie ! Trop de vies. Même la plus belle montagne ne vaut pas une vie. (Face sud du Lhotsé)
Au sommet du Mont-Blanc (4 807 mètres) on n’a plus, en moyenne, que 70% de ses capacités physiques du niveau de la mer. Au sommet de l’Everest (8 848 mètres), on n’en a plus que 20%, dans le meilleur des cas ! Les facultés d’adaptation à la haute altitude sont innées, comme la couleur des yeux ou la longueur du nez.
Je ne veux pas dire par là que la présence d’un sponsor incite à prendre des risques inconsidérés, mais que la décision d’un renoncement éventuel, déjà si lourde à prendre pour soi-même, l’est encore plus avec un sponsor. Qu’on le veuille ou non, on se sent redevable de quelque chose.