J'espère cependant que mes lecteurs ne me jugeront point bien vaine d'avoir ainsi couché sa vie par écrit, puisque nombreux ont été ceux qui ont fait de même, tels César, Ovide et biens d'autres encore, tant hommes que femmes, et que je ne sais point de raison qui me retienne d'en user comme eux ; au reste je crois en vérité qu'il se trouvera sûrement des lecteurs enclins à la censure pour dire avec mépris : "à quoi songeait donc cette dame d'écrire ainsi sa vie ? Qui donc se soucie de savoir de qui elle était fille ou est épouse, comment elle fut élevée, quelles fortunes elle a connues, comment elle a vécu, ou ce qu'ont été son humeur ou ses dispositions ?" A tout cela, je réponds qu'il est vrai, que tout ceci n'importe aucunement aux lecteurs, mais grandement à l'auteur, car c'est dans mon propre intérêt et non dans le leur que j'ai écrit, et j'ai entendu, dans cette pièce, non point charmer, mais révéler, non point flatter l'imagination, mais conter la vérité [...].
Alors qu’il visitait un pays voisin, un marchand tomba passionnément amoureux d’une demoiselle. Hélas, il était étranger à cette nation et en outre indigne de la jeune personne par la naissance comme par la fortune ; il avait donc peu d’espoir de voir ses vœux exaucés. Son amour, cependant, devint si violent qu’au mépris de tous les obstacles, il finit par se décider à l’enlever. La chose lui était assez aisée, car la maison du père de la jeune fille se trouvait non loin de la mer ; la demoiselle, quant à elle, avait coutume de ramasser des coquillages sur la grève, accompagnée de deux ou trois domestiques seulement, ce qui conforta encore son dessein. C’est ainsi qu’un jour, ayant pris la mer sur une embarcation légère – assez semblable à un paquet-bot –, manœuvrée par un équipage fort restreint et chargée de provisions, au cas où un incident prolongerait le voyage, il arriva au lieu de promenade favori de la jeune femme et l’emmena de force. Mais au moment même où il se figurait être le plus heureux des hommes, il se trouva être le plus malheureux ; car le Ciel, courroucé de son rapt, provoqua une telle tempête, que l’équipage ne sut bientôt que faire, ni quel cap suivre ; et le vaisseau dut à sa légèreté et à la violence du vent, d’être emporté avec la vélocité d’une flèche jusqu’au Pôle Nord. Très vite, il atteignit la Mer de Glace, où le vent le poussa violemment parmi d’énormes blocs de glace. Mais du fait de sa petite taille et de sa légèreté, et grâce à la faveur et à la clémence des dieux qui veillaient sur la vertueuse jeune femme, il tourna et vira entre ces obstacles comme guidé par un pilote expérimenté ou un habile marin.
Mais las ! les quelques hommes qui s’y trouvaient ne savaient ni où ils allaient, ni ce qu’il convenait de faire dans cette étrange aventure ; et n’étant pas équipés pour un voyage dans un climat aussi extrême, ils moururent bientôt de froid. Seule survécut la jeune femme, grâce à l’éclat de sa beauté, la chaleur de sa jeunesse et la protection des dieux. Ce n’était pas grand miracle en vérité que les hommes fussent gelés ; car ils n’avaient pas seulement été conduits aux confins, au point ultime du Pôle de ce monde-ci, mais ils avaient atteint le Pôle d’un autre monde, qui lui était contigu : or le froid, redoublant à la conjonction de ces deux Pôles était devenu insoutenable.
Enfin, le navire, poursuivant toujours sa course, fut projeté dans un autre monde.