La vérité était bien ailleurs. Le mal était plus discret. Ce n’est pas un diplôme ou une minable expérience sur le terrain « social » qui peut permettre de comprendre cela. Pour comprendre, on n’a que sa propre expérience, ce qu’on ressent, ce qu’on apprend, comment on fait pour fonctionner avec ce qui est, comme on le faisait dans la cour de récréation de notre école, la polyvalente locale, autant dire un enclos de fous : des bunkers de béton, gigantesques, sans fenêtres, parqués sur des terrains vagues. Dans ces grandes surfaces, on ne pouvait qu’apprendre à séduire en expérimentant le plus inimaginable, à se frayer un chemin dans la férocité – à vivre.
Pourquoi ne pas admettre une fois pour toutes que les histoires d’amour sont toujours les mêmes ? Le début, le milieu, la fin. Autant dire qu’il n’y a pas même de milieu, puisque le milieu est déjà la fin, après le début où l’on se berce dans l’angoisse d’une illusion lamentable. La fille qui se tortillait pour capter mon attention me révèle maintenant la sale gueule qu’elle aurait si nous étions en couple. Je fuis, prisonnier de mon côté impénétrable et de ma détresse dont ces folles veulent me délivrer. J’exècre les clichés, mais certains sont efficaces : j’ai l’air d’un cow-boy solitaire et beaucoup de filles aiment cela.
Dans ce bled si bien situé, on s’ennuyait à mourir. C’est souvent le cas, dans les villages de cet immense pays.
Autrefois, ce n’était pas comme ça. Les gens étaient moins abrutis. L’église les rassemblait. Il y avait de l’entraide, des thés l’après-midi, une joie de vivre. C’est du moins ce que j’imagine, et ce que l’épervier, survolant la maison, le village, le lac et l’autoroute perçoit dans son âme d’oiseau libre et seul. Moi, enfant, ce n’est pas ce que j’ai connu. Dans notre maison, il n’y avait pas de joie de vivre, seulement de bons moments, de temps en temps.
Ces femmes d’affaires arrogantes, avec leurs faux ongles, leurs lunettes griffées, leur corps bodybuildé à l’excès sous des tailleurs faussement désinvoltes m’ont toujours répugné. Ça se voit même dans le noir qu’elles sont en manque d’hommes, souvent depuis leur trentaine ratée et révolue. C’est triste à mourir. Elles puent l’argent qu’elles se mettent sur le corps pour compenser l’incompensable : un homme, un vrai, l’amour, la fusion du souffle, ça existe on le sait… elles le savent… sans jamais l’obtenir.
Toutes les autres amours relèvent de la compulsion, de la panique, d’un élan grégaire consternant. Au fond, je ne suis même pas triste. J’accepte et je traîne dans la ville, comme dans ma vie. C’est métaphysique. Il y aura bien une fin un jour, après la vieillesse que j’imagine souvent. Je n’ai plus de dents, ni de cheveux, je suis seul et pauvre, je paye pour mes péchés, c’est interminable. Et puis je tente de me pardonner. Je ne suis pas responsable.
J’ai aimé quelques femmes dans ma vie. Toujours des brunes, genre Jennifer Lopez, très maquillées, pas d’ici, avec des corps de déesses, bien entendu. Je suis fasciné par la beauté. J’ai horreur de la laideur. Pourquoi mentir et prétendre que ce qui compte c’est la beauté intérieure ? Je n’ai pas de temps à perdre à me raconter des balivernes. Une fille doit être une énigme, se montrer plus forte que moi, me rejeter, même.
J’aime les cuisses nues, la peau lisse, la femme et le mystère de sa vérité. Serait-ce ce dont je souffre le plus à Toronto, et même à Malibu ? Je me mentirais si je me racontais le contraire. Je déteste et je méprise viscéralement la sophistication factice, cette norme de notre triste temps. Jamais ma mère n’aurait pu ressembler à ces sorcières.
Que lui importe de se réconforter en se disant que des millions de femmes ne verront pas s’exaucer leur désir le plus virulent et le plus indicible ? C’est notre époque : l’être étouffe sous la croûte luisante de l’image qu’il veut projeter pour se rassurer lui-même et se faire aimer des autres qui ne l’aimeront jamais.
Ce que j’ai fait, je l’ai fait. Cela aurait pu être comme ci ou comme ça, il aurait pu se passer ci ou ça, si… Mais avec des si on fait bien plus que tourner en rond, on est happé par le tourbillon, on s’enfonce un peu plus chaque fois jusqu’au premier obstacle, et voilà que ça recommence.
Ne plus bander ne me manque même plus. Depuis longtemps j’ai surmonté ce détail que les filles, frustrées, ont colporté dans toutes les villes où j’ai vécu. Pour se refaire une vie et une réputation, il suffit de changer de quartier. Ainsi je n’ai aucun souci à me faire.