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Citation de Charmichael


ALBERT CAMUS ROMANCIER

[...] La leçon [de La Peste] n'est plus celle de l'Étranger. L'accent est toujours mis sur l'absurdité du monde et de la condition humaine, sur le déni de justice de tout temps fait à l'homme. Il n'y répond plus par l'indifférence de Meursault. Il croit à la possibilité de solutions d'ensemble, et particulières. La vie continue à être dépourvue de sens; l'homme acquiert noblesse et dignité à la vivre. Au stoïcisme solitaire s'ajoute l'altruisme.
Les admirateurs de l'Étranger s'étonnèrent de ce qu'ils prirent pour un renversement de positions philosophiques. De nouveaux accoururent en masse, que satisfaisait cette "sainteté laïque" ou, comme il fut dit méchamment, cette "morale de boy-scout". Il semblait que l'auteur mettait en gage la révolte qu'il avait prêchée, se rangeait un peu rapidement dans le camp des "belles âmes", torturées mais inefficaces.
Les uns et les autres s'étaient fait un Camus à leur convenance, l'avaient tiré à eux pour les besoins de leur cause. En fait, Camus, dès ses premiers écrits, dès l'Envers et l'Endroit auquel il faut toujours revenir pour mieux le comprendre, s'efforçait à concilier des tendances contradictoires, également vivantes en lui: l'amour de la vie et la recherche du bonheur, l'absurdité de la condition humaine et l'impossibilité du bonheur.
Il s'expliqua ouvertement dans l'Homme Révolté (1951), essai dont nous n'aurions pas à parler [car le livre de Maurice Nadeau est consacré au roman] s'il n'éclairait les intentions du romancier.
C'est un long réquisitoire contre l'Histoire. Dans la mesure où les hommes ont fait d'elle une maîtresse exigeante, dont ils interprètent d'ailleurs à volonté les caprices. Dans la mesure où ils entendent trouver en elle la raison nécessaire et suffisante à leurs comportements. C'est aussi un réquisitoire, plus ou moins fondé (et parfois sur des documents qu'on sent de seconde main), contre les puissantes individualités qui, au cours de l'Histoire, dans leur œuvre littéraire, philosophique ou politique, ont pris pour point de départ ce sentiment foncier de "révolte" que l'auteur voit en tout homme. Ils s'en sont de plus en plus écartés au profit de leur œuvre, égoïste, orgueilleuse. Qu'il s'agisse de Sade, Lautréamont et Rimbaud, qu'il s'agisse de Marx et de Lénine, ils ont perverti et corrompu la "révolte" pour aboutir à des systèmes monstrueux; ils ont rendu l'humanité, au cours des siècles, un peu plus prisonnière. Alors qu'ils voulaient des hommes plus lucides, plus libres, plus heureux, ils ont ajouté à la confusion et au malheur. Camus se détourne de ces génies tombés dans l'ivresse de la démesure. Il leur oppose le génie grec et méditerranéen, fait de confiance en l'homme, en la raison, en la vie, et qui se propose de résoudre les seuls problèmes à sa portée. Le soleil du "grand midi" doit chasser les miasmes brumeux des imaginations délirantes.
L'ouvrage déçut. Par ses analyses. Davantage par ses conclusions. En mettant fin à une équivoque, l'auteur choisissait un public n'attendant que cette caution d'envergure pour se confirmer dans son immobilisme conservateur, son refus de tout changement. Camus donnait bonne conscience, fournissait des arguments, se "rangeait", fût-ce à son corps défendant et en prêchant une leçon d'application difficile. La sagesse méditerranéenne semblait hors de proportion avec les problèmes que l'humanité doit résoudre pour franchir sans trop de heurts le seuil de l'âge nucléaire. Cette insurrection contre l'Histoire, ce fougueux retour à des valeurs raisonnables mais quelque peu exténuées, sonnaient plus comme une démission que comme un appel pour une marche en avant.
L'Homme Révolté brouilla Camus avec Breton, avec l'avant-garde littéraire (dont Camus n'avait cure), plus gravement avec Sartre. Dans sa "Lettre à Albert Camus", celui-ci somme l'auteur de L'Homme Révolté de prendre ses responsabilités, de choisir ouvertement son camp. Il le lui assigne, sans grand souci de nuances: penseur "libéral" au sein d'une bourgeoisie moribonde, accrochée à ses privilèges. La réponse de Camus est tout empreinte de dignité: celle de l'artiste, celle de l'homme déchiré qui s'abstient de conclure, par peur d'ajouter à la "tyrannie des idéologies". Les arguments qu'elle met en avant ne sont pas de nature à convaincre Sartre, pas plus que les admirateurs de l'Étranger. En fait, Sartre et Camus n'ont plus de langage commun, et il n'est pas facile de dire qui est le plus resté fidèle à lui-même.

PP. 105-107
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