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Citation de hcdahlem


(Les premières pages du livre)
PROLOGUE
Priesten, Bohême, Tchécoslovaquie, fin de l’été 1944
La poussière du chemin danse dans les rayons du soleil. La sueur coule sous ses aisselles et meurt sur ses hanches épaisses. Elle a chaud, elle a honte. Elle rase les murs, les bras croisés sur sa poitrine. Sa robe noire trop serrée l’étouffe, elle aimerait arracher ce col qui l’étrangle, ce bandeau qui l’oppresse, défaire ce chignon qui lui donne mal à la tête.
Ses chaussures usées sont couvertes de terre séchée. Elle a parcouru à pied les trois kilomètres qui séparent la vieille ferme du village. Elle y a laissé les garçons et espère être de retour rapidement. Horst n’a que quelques mois et Helmut quatre ans. Il est encore jeune, mais elle a confiance en lui. Elle sait qu’il surveillera son frère, qu’ils ne feront pas de bêtises.
Elle arrive sur la place du village et jette un œil à la fontaine, à sa margelle couverte de mousse. C’est ici que les villageois se retrouvent pour colporter les dernières nouvelles, faire bruisser les ragots. Elle entend les discussions qui s’arrêtent sur son passage, les murmures méprisants, mais elle continue son chemin, le regard fixé sur les pavés. Depuis plusieurs mois, elle a remarqué les changements d’attitude des habitants à son égard. Depuis qu’il se murmure, sous le manteau, que l’issue de la guerre ne serait peut-être pas celle qu’on leur a promise.
L’horloge de l’église sonne 13 heures. Elle arrive près de l’école, un vilain baraquement à la façade décrépite, s’apprête à gravir les marches menant à l’unique salle de classe lorsqu’une ombre apparaît devant elle, l’obligeant à s’arrêter. Elle lève les yeux. C’est Georg et son visage défiguré, souvenir d’un shrapnell qui, vingt-six ans plus tôt, lors de la bataille de Zborov, lui a déchiré tout le côté droit. De cet épisode, Georg a hérité une médaille commémorative, une orbite vide cachée par un bandeau poisseux et une immonde boursouflure qui lui laboure la joue et lui retrousse la lèvre sur d’affreux chicots.
La jeune femme se force à un pâle sourire.
— Bonjour, Georg.
Il ne répond pas et l’observe de son œil valide.
Elle sait l’attirance qu’elle suscite chez cet homme. Jusqu’ici, elle a toujours réussi à l’éconduire en douceur, surjouant sa naïveté. Mais depuis quelques semaines, son insistance est devenue malsaine, presque agressive.
De ses ongles noirs, Georg fait crisser sa barbe, s’attarde sur sa cicatrice. Anna tente de contourner l’ancien soldat, mais il fait un pas de côté pour l’empêcher de passer.
— Où tu crois que tu vas comme ça ?
Sa voix rocailleuse traîne une haleine de mauvais schnaps. Anna aimerait faire demi-tour, prendre la fuite et retrouver ses garçons, mais elle a besoin d’argent. Alors, elle tente de masquer le dégoût que lui inspire ce colosse aviné et lève le menton.
— Il paraît que le professeur a besoin de quelqu’un pour le ménage.
Georg crache aux pieds de la jeune femme.
— Ouais…
Il se tourne vers la fontaine et interpelle les villageois :
— Eh oh, vous autres ! Paraît qu’y a la Berlinoise qui a besoin de travailler.
Puis il porte de nouveau son attention sur Anna.
— Comme si vous ne nous aviez pas assez volés ! Après nos terres et nos fermes, faut encore que vous preniez les seuls boulots minables qui nous restent ? T’as donc pas de fierté ?
La jeune femme pâlit. La chaleur s’est dissipée. Désormais, elle frissonne. Les villageois se sont attroupés et l’obligent à reculer. Elle trébuche et se retrouve adossée au mur lépreux de l’école.
La tête lui tourne, elle ferme les yeux un bref instant, tente de retrouver son calme. Elle contemple ces visages hostiles, durs et ridés. Elle les connaît depuis sa naissance. Elle a fréquenté la même école que ces femmes, elles font les moissons ensemble, vont à l’église tous les dimanches. Mais aujourd’hui, ces figures familières sont devenues des masques menaçants.
— Qu’est-ce que vous me voulez ? C’est juste pour faire du ménage. Quelques heures. Ce n’est pas méchant, c’est…
— Tais-toi ! l’interrompt Georg. C’est pas à toi que doit revenir ce travail. Vous en avez assez fait comme ça, vous autres les Allemands ! Pas vrai, tout le monde ?
Sa stature imposante lui confère un rôle de chef qu’il endosse avec fierté. L’assistance acquiesce. Une simple rumeur, encore sourde, mais lourde de menaces. Sous l’effet de l’indignation, la jeune femme a repris des couleurs.
— Tu es injuste, Georg ! Je suis née dans ce village, j’y ai grandi, avec vous. Je n’ai même jamais quitté la région.
Georg ricane. Il se tourne vers la foule et lève les bras au ciel. Anna le trouve grotesque avec ses postures de prédicateur de carnaval. Mais sa haine hypnotise l’assistance.
— Bien sûr que tu es née ici, Anna ! Mais tu es allemande, comme toute ta famille depuis des générations. Comme tous ceux qui nous ont volé nos richesses, nos terres, pillé nos récoltes et nos mines.
Ces accusations attisent la colère d’Anna.
— Arrête, Georg ! Tu fais honte à la mémoire de mon père ! Tu l’as déjà oublié ? Tu as oublié qu’il a siégé au conseil municipal à tes côtés ? De quelle manière il est mort, à Flossenbürg ? Des larmes de rage coulent sur les joues empourprées de la jeune femme. Comment ose-t-il ? Comment osent-ils ? Lothar, son père, qui toute sa vie avait prôné la paix entre Tchèques et immigrés allemands comme lui. Un modèle d’intégration, un homme qu’elle a vu pleurer au lendemain de l’annexion de la région par ses soi-disant compatriotes, qui s’était opposé au discours expansionniste des autorités allemandes. Lothar, devenu plus tchèque que certains Tchèques d’origine, et pour cette seule raison, assassiné par les nazis un matin de 1940.
L’indignation d’Anna a momentanément calmé la foule. Nul n’a oublié Lothar Koch. Quant à Anna, au fond, tout le monde sait que c’est une gentille fille, discrète et serviable, mais qui n’aura jamais l’intelligence de son père.
Georg perçoit l’hésitation des villageois et craint que son avantage ne lui échappe. Il soulève alors le bandeau crasseux qui couvre son orbite vide pour mieux impressionner sa proie et se retourne vers l’assemblée.
— Lothar ? L’exception qui confirme la règle. Ton père était un brave homme, Anna. Son absence fait beaucoup de mal au village. Ça doit être dur pour toi, sans homme à la maison. À ce propos, tu as des nouvelles de ton mari ? Un vrai patriote, celui-là…
La jeune femme vacille. Résignée, elle reprend sa posture de victime, mains tordues, tête baissée. Que peut-elle objecter ? Contrairement à son père, son mari Josef a rejoint les rangs du parti de Henlein1, se conduisant avec les Tchèques comme un seigneur avec ses serfs.
Au début de leur relation, séduite par le charme et la virilité de ce beau garçon, elle n’y avait pas prêté attention. Elle se souvient pourtant de la colère mêlée de tristesse sur le visage de son père, le jour où elle lui avait annoncé leur projet de mariage. Elle se rappelle, comme un aiguillon douloureux à jamais incrusté en elle, l’étrange sourire que Josef arborait le matin où les soldats allemands étaient venus chercher Lothar.
Que peut-elle objecter ? La foule est versatile, prompte à suivre les meneurs qui soufflent sur les braises de la rancœur. Déjà, le souvenir de son père s’estompe, remplacé par la haine envers son mari, ce colon arrogant.
— S’il vous plaît, murmure-t-elle, je n’y suis pour rien.
Laissez-moi tranquille, je ne veux pas…
Elle ne peut finir sa phrase. Une branche lui heurte la tempe. Elle s’écroule et sa tête cogne une pierre. Un filet vermillon s’échappe de son chignon défait.
La vue du sang excite les villageois. Georg triomphe, harangue l’assistance pour l’inciter à humilier la femme au sol. La curée est proche. Les insultes pleuvent, la masse meurtrière continue à avancer, quand une voix juvénile retentit :
— Suffit !
Les villageois s’arrêtent aussitôt. En haut des marches, à l’entrée de l’école, un jeune homme aux longs cheveux bouclés et aux fines lunettes les contemple. L’indignation étire ses traits d’adolescent.
— Laissez-la en paix ! Vous devriez avoir honte ! Que diriez-vous si je faisais pareil avec vos enfants, hein ? Allez, fichez-moi le camp, bande de sauvages !
Il descend l’escalier et se dirige vers l’attroupement. Les paysans se dispersent sur son passage, honteux et frustrés. Étrange autorité que celle de ce petit homme fluet qui semble à peine entré dans l’âge adulte.
Seul Georg reste immobile, essayant de garder sa fierté. Derrière lui, la jeune femme tente de se relever tout en ramenant ses mèches ensanglantées dans son chignon. D’un geste apaisant, l’homme l’incite à ne pas bouger. Puis il se tourne vers Georg. Le géant le dépasse de deux têtes, mais il ne s’en laisse pas conter. Il pointe un doigt accusateur sur son torse.
— Georg ! J’ai assisté à toute la scène. C’est toi le responsable ! Si je n’étais pas intervenu, qu’auriez-vous fait ? Vous auriez lynché cette malheureuse ?
— Mais, professeur ! C’est… c’est une Allemande, une Sudète, et…
— Et quoi ? Sa famille habite au village depuis trois générations. Et son père était conseiller municipal !
— Oui, mais son mari est…
— Pas de mais ! Allemands, Hongrois, Tchèques… Ici, nous sommes tous des villageois de Priesten, et tu devrais avoir honte de te comporter comme tu l’as fait ! Retourne cuver ton schnaps, et ne t’avise plus de lever la main sur quiconque, ou j’en parlerai à la police.
Georg pâlit, une lueur de colère éclaire son œil unique. C’est une brute avinée, certes, mais pas un idiot. Il sait qu’aux dernières élections, les nazis ont remporté tous les sièges et détiennent désormais tous les pouvoirs. Alors qui sait ce que ce foutu intellectuel risquerait de raconter à la police ? Il n’a pas envie de finir comme Lothar…
Il tourne les talons et quitte les lieux sur un dernier crachat.
Le jeune homme s’accroupit près d’Anna et lui tend la main.
— Ça va ? J’espère que ces imbéciles ne t’ont pas trop amochée.
Anna est rouge de confusion. Elle n’ose re
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