Depuis sa naissance, la cadence et le cliquetis des mécanismes horlogers ne cessent de le tourmenter comme des acouphènes dans un coin obscur du cerveau de Bruno. Ces bruits métalliques rythment sa journée, du lever au coucher. Jusqu’à ce qu’il sombre à répétition dans un sommeil agité, hanté par un cauchemar récurrent duquel il émerge en sueur, à bout de souffle : un sprint endiablé, à la périphérie d’un plateau circulaire immaculé dont le diamètre prend de l’expansion peu à peu, de nuit en nuit depuis des semaines, des mois, des années.
...déterminer le passé et le futur ; impossible de tout savoir sur l’état présent de l’univers ; la différence entre une seconde et la suivante est infiniment divisible, un des paradoxes de Zénon, et il existe autant de temps dans une seconde que dans toute l’éternité. De la musique à ses oreilles. Ces bribes de phrases renforcent la crédibilité de sa révélation et résonnent dans la chapelle de son obsession et de sa confrontation avec la mort et ceux qui agonisent à l’hôpital.
À l’époque, les cellulaires n’existaient pas. On avait des téléphones de police sur les poteaux, tous les deux ou trois coins de rue. Lors d’une arrestation, on traînait le détenu pour demander de l’aide. Pas besoin de vous dire qu’on devait avoir en tête la cartographie du réseau de communication pour être efficace. Il ne fallait pas laisser s’échapper le prisonnier. Bien sûr, le criminel, lui, avait intérêt à se débattre comme un forcené pour éviter d’être incarcéré.
Le temps le presse d’agir, de donner un sens à sa mesure, à son écoulement comme le lui a inculqué sa famille horlogère. Et il n’est pas question d’en parler dans des courriels qui laissent des traces. D’autant plus que son voisin lui annonce son intention de prolonger d’un mois son séjour en France. Dans cet envoi, Portelance mentionne s’être plongé dans un polar hors du commun, écrit par un journaliste, reporter de guerre et présentateur télé d’origine portugaise.
Cette journée lui a paru plus longue qu’à l’accoutumée : sept heures de travail au centre hospitalier, ponctuées de deux pauses syndicales de 15 minutes et quatre fois plus pour le lunch du midi. La routine quotidienne depuis bientôt cinq ans. Quoique paradoxalement, les jours, les semaines, les mois s’égrènent à un rythme qui semble s’accélérer au fur et à mesure des années. Fausse perception de la réalité universelle d’un temps toujours invariable.
Les humains ont inventé des instruments pour mesurer le temps qui ne fait que passer : une tâche sans fin et sans issue », se dit le fils d’horloger en manipulant une partie du savoir que lui a laissé en héritage provisoire Portelance. Une vingtaine d’opus. De quoi occuper ses soirées en solitaire et nourrir sa réflexion, pour le meilleur ou pour le pire, à partir de l’argumentation de ceux qui, comme son voisin et lui, se sont intéressés au sujet.
L’objectif de l’équipe de soignants est de tenter d’arracher des griffes d’une mort précoce des hommes et des femmes pour qui rien ne justifie que la vie s’interrompe dans un contexte dramatique. Le jeune infirmier est conscient des résultats obtenus par les spécialistes des tumeurs carcinoïdes. Même s’il redoute l’instant fugace où il apprend l’arrêt subit de la trotteuse d’un de ses protégés aux soins palliatifs.
Il avait consacré ses soirées à tenter d’assimiler les concepts métaphysiques et philosophiques du moment infinitésimal et imperceptible de l’instant présent. Bruno avait été ébranlé d’apprendre que ce laps de temps pouvait être mesuré en unités dont il avait toujours ignoré l’existence, pas toujours certain d’ailleurs d’en comprendre la portée.
J’ai habité 24 ans entouré d’horloges. Ça laisse des traces, je te prie de m’croire. Ma famille en vendait et en réparait sur la 3e avenue, à Limoilou. Au 538. Mais avec l’arrivée du numérique, les affaires ont dégringolé. Quand mon père est mort, en 2007, on a dû fermer le magasin, déclare Bruno impressionné par l’érudition de son visiteur.
Les conclusions de l’autopsie de la jeune femme retrouvée sans vie dans les premières minutes du jour un de l’année où, selon la tradition, on s’donne la main, on s’embrasse, c’est l’bon temps d’en profiter, ç’arrive rien qu’une fois par année ne seront connues qu’à la fin du mois. Une vidéoconférence sera convoquée pour faire le point.