J’adorais avoir cette discussion, même répétitive, juste avant de m’endormir. Cela faisait rire mes frères mais j’aimais m’entendre répéter que nous étions tous aimés par papa. Le bonheur devenait plus palpable en entendant ses réponses.
"Je raccrochai en tremblant. Puis, assise à même le sol, je serrai mes jambes tout contre moi, terrassée par la douleur. Je sentis alors un froid glacial m’envahir comme si j’avais été nue au milieu d’une tempête de neige. Je compris que le mur qui m’avait jusqu’à présent protégé de toutes les tempêtes s’était écroulé ! Je pris une feuille et un stylo ; les mots me vinrent naturellement :
⠀
« Papa, je suis désolée de n’avoir pas réussi, avant votre départ, à vous dire que maman m’a beaucoup manqué. Cette enfance sans elle a été douloureuse. Je ne suis jamais parvenu à vous le dire de peur de vous faire souffrir ; j’en suis navrée, papa. Maintenant que vous n’êtes plus là, je peux le faire. »
⠀
C’est ainsi que, les mains encore tremblantes, je commençais de coucher les souvenirs que voici…"
"Un jour, il m’emmena en camion dans la steppe, chez Basan et Tseveen, des éleveurs nomades de la première brigade. Ce couple était connu pour son hospitalité – on disait "une bonne famille avec de quoi boire", car la femme servait le thé à chaque invité. Papa convint avec elle de faire de moi son "apprentie des tâches féminines". Je resterais deux semaines chez elle et devrais l’aider sans qu’elle me le demande, et elle aurait le droit d’exiger de moi tous les travaux. Le matin, je devrais me lever en même temps qu’elle pour l’aider à traire les vaches, laver la vaisselle et balayer la yourte. Je ne passerais donc pas mon temps jouer avec ses enfants…
Lorsque mon père annonça son départ, je le suivis jusqu’à son camion, sans même savoir si j’étais contente ou pas d’intégrer cette famille. Lui, en tout cas, parut triste quand il respira longuement mes cheveux :
- Ma petite fille, aussi petite qu’un auriculaire, comme j’aurais aimé que tu aies une autre enfance que celle-là ! Mais nous devons faire avec ce que nous avons. Tu as besoin d’apprendre à traire les vaches et d’observer comment vivent les femmes, car mes mots ne suffisent pas pour tout t’apprendre."
"Malchin, mon village, se situe entre les deux grands lacs de l’ouest de la Mongolie : Uvs et Hyargas. C’est l’un des endroits les plus froids du pays. Le hameau fut créé à l’initiative des Russes en 1940. L’État socialiste y fit construire une école maternelle et primaire avec son internat pour les enfants de la campagne. Mais, en 1977, on y voyait aussi un dispensaire médical et une clinique vétérinaire, ainsi que le centre administratif et le centre culturel, où étaient projetés des films. Il y avait encore le bureau de poste, un modeste hôtel pour les officiels de passage, les vastes entrepôts pour le fourrage et la laine, le puits, l’atelier de confection des vêtements, une cave pour les légumes et une boutique unique : le magasin d’État. Ce hameau blotti dans les montagnes, aux portes des déserts de l’Ouest, comprenait trois quartiers ouverts à tous les vents : la colline de droite, la colline de gauche et la colline de devant. Ma famille vivait avec ses quatre vaches dans un modeste enclos sur la colline de gauche."
"Ne t’inquiète pas ma fille. Je me doute que ce sera difficile pour nous tous sans toi mais je ne vois aucune autre solution. Je ne souhaite pas que tu ailles à l’internat d’Ulaangom et reviennes chaque mois à Malchin. Je désire que tu te consacres à tes études. Ton avenir en dépendra. Tes frères, eux, s’en sortiront ; il est bien connu que, tant que les hommes sont vivants, ils trouvent des solutions. Et si tu arrives à avoir un bon métier, ce sera une aide précieuse pour eux. Il faut voir loin car la vie ne s’arrête pas aujourd’hui. Du temps où ta mère était encore là, je lui ai promis de faire tout ce que je pourrais pour ton avenir tant que ma tête serait sur mes épaules. Si la vie est vraiment trop difficile sans toi, je t’appellerai, mais en attendant, fais ce que je te demande !"
"Halzaa était fou de littérature, surtout de romans sur la Grande Guerre patriotique et les espions russes infiltrés en Allemagne. Halzaa s’enflammait en rêvant de devenir comme eux un vrai patriote :
- Papa, croyez-vous que les Mongols auront, un jour, d’aussi bons espions que les Russes ?
- C’est impossible, mon fils. Les Russes ont réussi à s’intégrer au milieu des Allemands comme s’ils étaient des leurs, en oubliant presque leur passé. Mais les Mongols sont incapables de ça. Un bon Mongol a si fort l’instinct dans le sang qu’il laisse toujours des traces derrière lui."
"Je me souvins alors qu’à l’âge de 11 ans un ami m’avait montré la photo de Delgermaa, l’ancienne fiancée de mon frère Dugree ; ayant finalement épousé un diplomate, elle posait à Genève devant un parterre de fleurs multicolores. Je m’étais alors juré d’apprendre le français pour me faire photographier devant les mêmes fleurs"
Le printemps traina en longueur avec ses vents violents et sa neige tardive. Au sud du village, il y avait un lac où les oiseaux migrateurs s’installaient au retour des beaux jours. Tous les enfants allaient écouter leurs chants. Cela signifiait que l’été et les grandes vacances approchaient.
"Ma très chère Naraa,
Maintenant que j’ai lu ton récit, je comprends pourquoi tu es un être unique. (...) Tu me disais vouloir écrire un livre, et tu as eu raison car tu es un exemple d’endurance et de bravoure pour toutes les femmes.
Avec mon amitié sincère,
Cécile de France"