On dit souvent du fumeur qu’il est sans volonté. Je le tiens au contraire pour un être accablé par sa volonté. Son existence ne se raconte pas comme toutes les existences : son lieu et sa durée constituent le cadre d’une guerre civile. Ce n’est pas seulement, comme le veut le lieu commun, qu’il s’arrête de fumer entre chaque cigarette : c’est surtout qu’il s’engage et s’empêtre dans un deuil indépassable, puisque impossible à commencer tant que la cigarette demeurera à portée de main, disponible dans le premier tabac du coin et prompte à renaître. Ni hypocrite, ni sincère ; ni inconscient, ni sage ; ni rebelle, ni héros : notre fumeur vit dans l’impasse de sa substance à la fois dénigrée et légale, autorisée mais méprisable – et d’autant plus méprisable que la société ne prend pas la peine de vraiment l’interdire.
Pourquoi le fumeur persévère-t-il dans une pratique que lui-même condamne ? Lui qui sait très bien que le plaisir d’une cigarette ne vaut ni les murs gris d’une salle de chimiothérapie, ni le chagrin d’une personne aimée pleurant devant un catafalque – pourquoi donc ne met-il pas en acte un discours qu’il approuve ?