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Citation de sebthoja


Vanessa avait grandi dans une famille aimante et stable, ses parents n'ayant même pas succombé à ces modes si répandues du divorce et de la recomposition. Ils vivaient depuis vingt ans dans le même pavillon qui comptait trois chambres, avec leurs deux enfants, un garçon et une fille. Lui bossait au cadastre, elle était secrétaire à la mairie. Chaque année, ils partaient quinze jours à Saint-Nary. Ils ne cherchaient pas à changer de vie, se satisfaisaient de salaires décents et d'augmentations raisonnables. Ils occupaient leur place, favorables à l'état des choses, modérément scandalisés par les forces qui en abusaient, inquiets des périls télévisés, contents des bons moments que leur offrait la vie. Un jour, un cancer mettrait à l'épreuve cette immobile harmonie. En attendant, on était bien. On faisait du feu l'hiver, et des balades au printemps.
Thomas, leur aîné, faisait Staps. Ses parents ne trouvaient rien à y redire. Ils s'inquiétaient en revanche des ambitions saugrenues de leur fille qui annonçaient des dépenses difficilement soutenables. Il faut dire que depuis l'adolescence, Vanessa se donnait des airs. Sa fac de droit ne faisait que confirmer le sentiment familial : elle se croyait supérieure.
Elle s'était pourtant montrée plutôt frivole jusqu'à quinze-seize ans. Et puis en première, il s'était produit un choc. Elle s'était mise à bosser, soudain horrifiée à l'idée de rester à Heillange pour mener à son tour une vie peinarde et modérément heureuse. Peut-être que l'illumination était venue en cours de socio, ou en faisant les courses au Leclerc avec sa mère. C'est en tout cas à ce moment-là qu'elle avait commencé à prendre ses distances avec Carine Mougel, la frangine du cousin, sa meilleure copine de toujours. Résultat, elle avait fait des étincelles au bac et poursuivait maintenant des études de droit, tout le temps fourrée à la bibliothèque, avec ses manuels soporifiques, ses fiches bristol et trois couleurs de Stabilo, constamment angoissée.
Quand elle rentrait le week-end, elle trouvait ses parents occupés à mener cette vie dont elle ne voulait plus, avec leur bienveillance d'ensemble et ces phrases prémâchées sur à peu près tout. Chacun ses goûts. Quand on veut on peut. Tout le monde peut pas devenir ingénieur. Vanessa les aimait du plus profond, et ressentait un peu de honte et de peine à les voir faire ainsi leur chemin, sans coups d'éclat ni défaillance majeure. Elle ne pouvait pas saisir ce que ça demandait d'opiniâtreté et d'humbles sacrifices, cette existence moyenne, poursuivie sans relâche, à ramener la paie et organiser des vacances, à entretenir la maison et faire le dîner chaque soir, à être présent, attentif tout en laissant à une ado déglinguée la possibilité de gagner progressivement son autonomie.
Vanessa, elle, les voyait petits, larbins, tout le temps crevés, amers, contraignants, mal embouchés, avec leurs TéléStar et leurs jeux de grattage, les chemisettes-cravates du père et sa mère qui, tous les trimestres, refaisait sa couleur et consultait des voyantes tout en considérant que les psys étaient tous des escrocs.
Vanessa voulait fuir ce monde-là. Coûte que coûte. Et son angoisse était à la mesure de ce désir d'échappée belle.

Page 198-199, Actes Sud, 2018.
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