J'ai marché jusqu'à l'autre camp, la lettre de mon père en main.
Je ne pouvais pas manquer ce qui fait image depuis qu'en ce lieu tout est silence : les rails, le portail d'entrée, la rampe au bout de laquelle deux files se séparaient devant un officier muni d'une badine.
J'ai vu, j'ai vu, j'ai vu.
Je n'ai rien vu de plus que ce j'ai entendu lorsque mon père racontait, rien de plus que ce qu'il enregistrerait plus tard pour moi, dans son atelier baigné de soleil, sur des cassettes audio.
J'ai pris des photos. Sur l'une d'elles, on voit un jeune couplé allongé dans l'herbe drue, non loin d'un baraquement. Les amoureux s'embrassent.
Je me sens d'ici : j'aime la laideur qu'on expose dans les boutiques, les décorations très chargées, les rideaux épais aux fenêtres ou baies vitrées, j'aime les meubles en faux Louis XV, les suspensions en Murano de Chine que j'imagine dans les intérieurs occupés par des familles vivant autrefois à Nishapur, Ahvaz, Oufa ou Samara. On parlait le persan, le russe, d'autres langues arrivées du désert, de Damas ou de Sanaa, ou de bourgs sans âge au bord du Tigre et de l'Euphrate. Les gens ne cherchent pas à se distinguer et s'habillent sans réel souci de plaire. La ville est à leur image. Même les vitrines sont poussiéreuses, mal agencées et ce qu'on vend à l'intérieur ne fait pas envie. J'apprécie cette fadeur : nul, ici ne se hausse du col. Je flâne, tirant mon plaisir de rien, du banal, d'un quotidien dans effet.