La réduction du récit originel à des stéréotypes aussi maigres oblige cependant les scénaristes à trouver de nouvelles idées pour éliminer Dracula. On le verra ainsi énucléé par des jets d'eau bénite, tordu de douleur à l'ombre des ailes d'un moulin (judicieusement disposées de façon à figurer une croix), englouti dans un trou ouvert à coups de fusil dans la glace d'une fosse gelée (l'eau pure ayant préalablement été déclarée susceptible de le perdre), embroché sur le rayon d'une roue de carrosse, étouffé par des buissons d'épines (en hommage aux vertus de la couronne d'épines du Christ), embroché derechef sur une très grande croix dorée, projeté dans le vide du haut d'un vitrail cruciforme dans une église, frappé par la foudre alors qu'il brandit une barre de fer, blessé par une dague ou une balle en argent (de préférence faite à partir d'un crucifix fondu) et puis, finalement, achevé d'un bon coup de pelle enfoncée dans son dos.
Evidemment, rien n'y fait. Le bonhomme est toujours d'attaque pour un nouvel épisode.
Traitée par Murnau quasi en ombres chinoises, cette scène approche au plus près le lien profond qui unit le personnage de Nosferatu au cinéma lui-même : le comte est un fantôme, une ombre, un jeu fragile de lumière et d'obscurité, qu'une surexposition excessive réduit à néant. Les scènes les plus impressionnantes du film sont sans doute celles où l'ombre du comte s'avance sur les murs, les portes, les victimes innocentes. On est très proche de la préhistoire du cinéma, des théâtres d'ombres, des lanternes magiques, des films de Méliès. Murnau accentue l'irréalisme de ce monde figuré en recourant à quelques trucages primitives : images négatives, plans accélérés, surimpressions, déplacement magique d'objet par animation. Mais surtout, il appuie la fable en imaginant un personnage dont la silhouette marquera l'histoire du cinéma.
Le Nosferatu que j'aime est d'abord cette créature mélancolique, solitaire, cruelle par nature plutôt que par vice, privée de sa terre d'enfance, condamnée à l'exil, amoureuse d'une femme qui causera sa perte.