Pour lui c’était ça le problème avec la télévision, les réseaux sociaux, l’Internet : on lit ce qui apparaît sur l’écran alors qu’on devrait toujours sélectionner ce qu’on lit, ce qu’on voit, quand on a besoin de le lire, de le voir.
J’ai toujours eu honte de mon corps, il me dégoûte un peu. Les fesses et les seins servent d’appât, cette partie-là est facile, mais ensuite il y a tout le reste. Le fait que je chausse du 43 parce que je suis grande, les chevilles qui se transforment en poteaux quand il fait chaud, la culotte de cheval malgré mes joggings du week-end, mes seins donc, mais trop petits à mon goût, mes dents jaunies ar le tabac, les cheveux trop fins pour pouvoir tenir en chignon ou autrement qu’effondrés sur les épaules.
Il a transmis son savoir, son humanité. A tous, sans aucune distinction, sans aucun jugement. Son ambition était de faire de cette prison un jardin de l’espoir. Pour s’extraire du lieu et pourtant y être vraiment.
Il me parlait avec la voix la plus virile qui soit, celle que l’on utilise pour gronder les enfants, celle d’un père. La cravate ne se déroulait plus sur son torse. Elle nous attachait l’un à l’autre.
La mémoire est une source de tracas. Si seulement j’avais pu vomir ce souvenir dans la cuve des toilettes, faire disparaître ce meurtre en tirant la chasse.
’attendais à tout moment un flic qui me fasse courir jusqu’au bout des wagons. La course éperdue d’un animal traqué en fuite vers la liberté. L’affolement, le zigzag, une tentative désespérée dans un univers en mouvement. Je l’aurais rejoint dans son grand voyage. Sa famille aurait peut-être accepté de me parler pour essayer de comprendre. Une première prise de contact tardive avec son monde.
J’étais une habituée des sites de rencontre, j’avais grandi avec eux. Et avec Internet, le rouleau compresseur qui les rendait caduques et provoquait des vagues de fermetures ou de fusions. Il y avait eu Meetic, AdopteUnMec, MatchMachin et Tinder, depuis quelques années déjà. Internet m’avait donné accès aux hommes et au sexe, sans me ruiner, je lui en étais très reconnaissante.
Il est rentré dans ma vie. Je lui ai servi de joujou virtuel. Il m’a initiée aux joies de l’amour par SMS. Il m’a fait cadeau de son temps. Je lui ai extorqué des photos, un tas de photos. Il me les a toutes reprises. Je lui ai transpercé le cœur. Il s’est effondré sur le trottoir. Il respirait encore. J’ai enfoncé la lame une seconde fois avant de la glisser dans mon sac.
Elle était un phare dont je scrutais la lumière, le moindre reflet. Je soupçonnais qu’il l’avait mise pour moi, il savait depuis la Saint Valentin que le rouge était ma couleur préférée. Après la livraison de deux douzaines de roses rouges à mon bureau, il avait dû comprendre que la couleur m’avait touchée plus encore que les fleurs.
Et puis toutes ces largesses, cet argent ne me faisait pas profit, j’étais comme ces échalas qui dévorent et n’ont pourtant que la peau sur les os. L’argent s’évaporait entre mes mains. Les billets de train Paris-Saint-Jean-de-Luz le dispersaient le long du chemin. Je continuais de creuser mon découvert pour aller voir ma mère.