Dans tous les pays et à toutes les époques, dans tout ce qui est proche ou éloigné, se trouve une seule et même nature des choses, face à laquelle se tient un seul et même esprit qui la considère. Comment pourrait-il se faire alors, que l'esprit pensant ne doive nécessairement parvenir partout aux mêmes résultats, en Inde comme en Grèce, aux époques anciennes ou récentes, s'il n'est pas aveuglé par les traditions et les préjugés et s'il se tient pur et impartial face à la nature dans son exploration de celle-ci?
Au printemps 1869, j’ai failli perdre mon ami pour toujours. Je passais alors toute une année dans la maison de mes parents à la campagne, coupé du confort urbain et du contact de mes contemporains, occupé à terminer ma dissertation de doctorat après un long et pénible travail et à préparer l’examen oral ; j’étais nerveux, surmené, d’humeur sombre. C’est alors que j’eus la surprise d’une lettre de Nietzsche dans laquelle il m’apprenait qu’il avait été nommé professeur à l’université de Bâle, sans avoir fait d’abord son doctorat. Je lui présentai aussitôt mes meilleurs vœux mais, avec ma sincérité habituelle, je ne pus m’abstenir de parler aussi de moi ni de faire un parallèle entre son brillant succès et ma situation accablante, où assurément un peu d’envie a pu percer. Mais qui saura décrire mon étonnement, et même mon horreur, lorsque par retour du courrier je reçus comme réponse de Nietzsche une carte de visite avec les mots suivants : « Cher ami, si ce ne sont pas des dérangements accidentels de ton cerveau qui sont responsables de ta dernière lettre, je dois te prier de considérer désormais nos relations comme terminées. F. N. » Ces mots allumèrent un feu infernal dans mon âme. À cette époque où Schopenhauer ne m’avait pas encore rendu libre, j’étais encore trop prisonnier des notions d’honneur et d’autres du même genre pour ne pas me dire aussitôt qu’un refus aussi explicite devait également entraîner de ma part un abandon de toute relation future. Mais mon esprit ne pouvait pas se faire à l’idée de perdre un tel ami. J’avais grande envie d’écrire à Nietzsche et de lui demander comment donc il avait pu si mal comprendre ma lettre. En réponse Nietzsche m’envoya trois écrits : 1. La lettre incriminée. 2. Un commentaire de celle-ci qui la tenait pour un mélange d’envie, d’esprit borné et de fierté paysanne, et enfin, comme exemple de ce que l’on devrait faire, une lettre d’Erwin Rohde, qui s’extasiait à n’en plus finir d’avoir pour ami un vrai professeur, et qui plus est si jeune et si aimable. Je ne peux pas dire que j’ai eu particulièrement honte de ma lettre qui, de toute façon, était l’expression sincère de mon état d’esprit ; dans ma réponse je remerciai Nietzsche de son état d’esprit conciliant sans vouloir raviver l’affaire et j’en tirai une leçon pour l’avenir. Je comprenais à présent les mots que Nietzsche m’écrivit un jour : « Sérieusement, cher ami, je dois te prier, quand tu parles de moi, de t’exprimer avec un peu plus de respect. » Nietzsche ne se montrait d’ailleurs pas inconciliable, comme l’atteste la lettre suivante, écrite immédiatement avant son départ pour Bâle, à Pâques, en 1869 :
Cher ami,
Ne prenons pas les choses trop au tragique ; non, ce me semble, il n’y a pas lieu de le faire. Mais, de toute façon, dans ton cas il arrive que le vieil Euripide ait raison : « La plume écrit et le cœur de Deussen n’en sait rien. » Car cette incorrigible petite plume a le goût des grandes phrases ; par vanité elle veut dire du cœur plus qu’elle n’en sait, plus que ce dont elle peut être responsable. C’est évidemment une plume d’oie ; à ta place, je la taillerais fortement, ou je la jetterais tout à fait et je m’habituerais à une autre. Sapienti sat.
En moi, en vérité, tout est né ;
en moi tout demeure ;
en moi tout disparait ;
je suis cet Immense non-duel.