Voilà enfin un ouvrage éloquent et farouche sur
Nietzsche : rarement deux livres portant un même titre auront été, je crois, si dissemblables (voir mon article critique précédent) ! Ce qu'on apprend ici sur le philosophe de génie est bien plus substantiel que cette mêlasse indigeste et fade sécrétée par Overbeck (qui, soit dit entre parenthèses, ne paraît pas avoir été si nécessaire à
Nietzsche : dans ce livre, il n'est cité qu'une seule fois !) !
Deussen est d'un style direct et brave, et, même peu après la mort de son ami, il n'a pas craint de dire plusieurs fois son fait sur les injustices que celui-ci lui a fait subir. Il raconte leur rencontre « romantique » au collège de Pforta, établissement de haute éducation classique où une émulation entre étudiants – et pour tout dire une certaine forme de snobisme intellectuel – les poussa l'un à l'autre dans une amitié à la fois virile, spirituelle et fondée de défis linguistiques et culturels. On y découvre un
Nietzsche condescendant et dur, calamiteux pour tout ce qui a trait au corps – mauvais gymnaste, embonpoint, myopie, désintérêt général pour les femmes –, d'une rectitude intransigeante et avide, dans un premier temps de sa vie, de reconnaissance d'apparat et de succès d'estime. Il m'importe peu, à moi admirateur du penseur, que celui-ci ne soit pas épargné – mieux : il m'importe par-dessus tout qu'il ne soit pas épargné !
Les lettres de
Nietzsche que contient cet opus sont d'une rare éloquence quant au tempérament à la fois affectueux, hautain et imprévisible du philosophe (les quelques fac-simile sont instructifs à ceux qui désireraient reconnaître l'écriture même de
Nietzsche) : on y devine, ainsi qu'une franchise désarmante et presque violente, une empathie mêlée de bonne volonté et d'épate, un désir de diriger fermement ses proches, et un goût enragé pour les sciences universitaires fort éloignées des conjectures ordinaires, esprit grouillant d'à-propos et de références pointilleuses. Mieux encore, la succession des lettres par ordre chronologique permet d'apprécier les changements sensibles dans le tour de son esprit, et en particulier, à ce qu'il m'a semblé, la façon dont son style assez académique aux commencements se caractérise peu à peu par des marques d'audace de plus en plus éclatantes, aussi bien sous la forme d'assertions péremptoires que de réflexions lumineuses et impromptues – révélant toute la différence entre ses premiers essais comme La Naissance de la Tragédie empreint de fioritures, d'élaborations sophistiquées notamment lexicales et d'orthodoxie universitaire formelle et pédante, à Ecce Homo où la sincérité outrancière et sans ambages atteint les sommets d'un art direct et jamais égalé de l'égo pleinement dévoilé et sans scrupule.
On perçoit, au surplus, la passion d'un homme, non tant pour une oeuvre et des idées que ces Souvenirs ne permettent pas véritablement de relayer, que pour la philologie, science que j'ignore et qui sembla en soi une détermination et un but parfaitement assumés pour
Nietzsche, légitimes et transcendantaux – il tâcha d'ailleurs sans cesse d'y convertir Deussen qui finit plus ou moins par y succomber, si j'ai bien compris.
Deussen y relate enfin, mais sans aucun des détails scabreux par lesquels son premier éditeur tâcha de susciter l'intérêt morbide des foules, la façon étonnante dont
Nietzsche choisit de finir sa vie en ermite, ainsi que divers symptômes de sa démence abrutissante qui le rendit incapable d'user de sa mémoire pendant plus de dix ans, en particulier touchant aux choses récentes et aux théories philosophiques utiles à la compréhension de son oeuvre – ceci, sans hypocrisie ni feinte, façon la plus efficace de rendre hommage à la lucidité passée d'un grand homme et d'un ami sincère.
Ce n'est qu'en dernier lieu, dans une sorte de postface, que Deussen tâche à synthétiser vainement une pensée qui, au fond, le choque tant qu'il s'efforce de la tordre de manière à lui faire dire l'inverse de sa signification :
Nietzsche serait, en vérité, tout moral et il aurait cru intrinsèquement en les vertus de l'abnégation et de la contention de soi ! Cette tentative de plier un précepte à ses propres désirs est sans doute ce qui démontre le plus que Deussen n'était pas et ne fut jamais un philologue au sens où je crois l'entendre, je veux dire, en quelque sorte, un psychologue des auteurs, un interprète de l'intériorité des artistes. N'importe, c'est assez qu'il ait écrit un livre efficace et éloquent sans se laisser submerger de compliments serviles : c'est un legs honorable – et le sens de l'honneur suggère-t-il à lui seul qu'on ait jamais compris qui ou quoi que ce soit ?
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