Point d’ancrage (1994)
LES NAVIRES NAUFRAGÉS
Il n'y a pas d'abri contre la douleur, ni sous une cuirasse
ni dans le ventre de la mère. Y en aurait-il dans une urne
funéraire?
Prends garde aux nuits de pleine lune, quand la mer
reflète
les lumières de la ville ! Le ciel pourrait s'effondrer sur
tes épaules.
Ta foi fragile dans les anges du ciel pourrait
se briser, si tu les voyais cueillir sur les récifs
les brassées d'or des navires naufragés.
Tu te mettrais à pleurer, après l'esquisse d'un sourire.
L'homme est un enfant, qui même sous les coups n'ap-
prend pas
que les miracles s'effacent dès qu'on les contemple. Ceci
n'est pas le pire malheur, mais plutôt de rester au port
quand les anges déroutent les bateaux vers les hauts-
fonds.
p.176
L'ÉTOILE
Une étoile dans l'essaim des lampes électriques,
je n'ai pas mérité cette clarté.
Scintille quand même.
p.119
Le fils de la terre (1953)
DEPUIS LE RIVAGE
Semant ses bienfaits un nuage vole
puis un aigle, messager.
Seules les îles gémissent vers le rivage à leur départ,
quand le vent sous le gel se fige, pleurant sur leur sort.
Et la mort du nuage
et la fin de l'aigle
et le dernier cri
sont une suffisante genèse.
Les lueurs de l'Est ne dorent pas les eaux du rivage,
et les lumières de l'Ouest ne recouvrent pas l'homme qui
regarde.
Seul jusqu'au destin du rivage résonne le chant de ceux
qui s'en vont :
Adieu, étranger aux visages enfouis.
p.19
LE MALADE ET LE GUÉRISSEUR
Je suis au moins en trois endroits à la fois.
Près de ceux que j’aime et qui sont blessés, je suis
couché, comme chacun d’eux, et même dans la tombe je suis
un frère pour mes frères gisants.
Qui devrais-je remercier de pouvoir vivre pleinement
ainsi, puisque je suis fait pour être? Je ne sais pas.
Le hasard me porte dans sa paume. Quand la nuit
frappe à mes yeux, je ne les ferme pas.
Une main touche mon front. « Je t’ai choisi entre tous »,
dit une voix, je vois rayonner ce regard.
Le sort a jeté sur notre petite planète
des hommes malades, et des guérisseurs.
p.175