Pentti Holappa : Poème de Noël 95 (extrait).
lu par Alain Bouras.
LE BERGER
A l'odeur de ton chandail humide
je t'ai reconnu, berger
toi qui menas le poète aveugle
dans les landes de l'Antiquité.
Ici on est aveugle sans cécité.
Octobre vente, octobre pleut,
les maisons chancellent.
Nous rentrons du cinéma.
Dans les derniers mètres du film
les amants sont restés figés
dans un baiser de mort et les étoiles
pleuvaient sur leur couche.
La bêtise ni la haine ne les ont
séparés, le poison non plus
qui consuma jusqu'à la braise
les caresses de Roméo et de Juliette.
Le paradoxe même de l'existence,
le signe fatal noyé en chaque cellule
les contraignit à chercher
le réconfort dans la mort.
Nulle volonté humaine, le destin plutôt
nous a drossés aussi sur les deux rives
opposées du fleuve du temps,
malgré notre amour partagé.
Ta beauté est la destinée que je défie.
Dans les flammes de tes torches de résine
je rassemble en tremblant mes vestiges
pour en bâtir une silhouette humaine.
Je crois que ton visage ambré
par les nuits blanches m'appelle
car tu scintilles comme une ville illuminée
dans les ténèbres des rives arctiques.
Vers toi je tangue sans gouvernail,
épave de navire, pensée sans demeure,
promeneur ivre dans la nuit. Je me glisse
dans la laine de ton chandail mouillé.
Berger, ne pleure pas. Il est un pays
où les amants les yeux grands ouverts
se fondent, se confondent, et veillent sur la nuit.
Les jours sont comptés, pas les caresses.
ALEXANDRE
Sur un noble destrier et poussé
par l'amitié Alexandre le Grand
soumit l'univers. Je roule à cent
kilomètres à l'heure vers mon bien-aimé.
Mon destrier est une voiture russe, une Lada,
bleu ciel. Cent trente mille bien sonnés au compteur,
elle rugit en traversant ma patrie enneigée.
Une paire d'yeux gris et dans ces yeux la mer,
Ecartez-vous, belle Aphrodite, voici mon tour
de ramper par l'écume blanche
et de lécher l'eau salée sur sa peau.
En lui, près de lui, voici l'Attique,
les rivages azurés protégés du gel à jamais.
Là-bas je renais, je suis Alexandre,
ma voiture prend le frais dans un bosquet d'oliviers.
Les sorcières du Nord, les divinités de Scythie
je me lève avant l'enfer des chrétiens et
la haine des bourgeois rouges ou noirs.
Ainsi je suis prêt à l'aimer.
Sur les rochers du rivage, un jeune homme nu,
un poète, chante sur sa guitare:
Alexandre est un assassin. En amour,
il n'y a pas de héros, juste des estropiés.
Parfum de fumée (1987)
Du matin au soir la pluie fait sa fable.
Je n'ai pas écouté, maintenant le silence est revenu.
Les arbres, mes amis, sont muets
flânant dans leur passé :
comme enfin l'âme toujours avare laisse courir les souvenirs,
de perle en perle, ils délivrent la pluie.
Je ne vois personne, à perte de vue,
et déraisonnable je suis:
grand ouvert mon coeur est prêt
à suivre la première ombre qui passe.
La bannière jaune (1988)
PROGRAMME DE PRINCIPE
La prochaine fois que je viendrai au monde ici je
transcrirai chaque minute dès le début. Je n'en consom-
merai pas une seule sans réfléchir d'abord, et le cas
échéant j'arrêterai le temps afin qu'il attende ma déci-
sion. Je choisirai les jours de calme, le travail, les nuits
ardentes, les proches les plus sages, mes amours les plus
belles et les plus fidèles. Avant la scène de l'amour, pen-
dant et après, ni mon partenaire ni moi-même ne devrons
nous sentir étrangers. Jamais, si la vie dépérit et avec elle
toutes les choses, je ne me dirai que demain il sera trop
tard.
p.140
L'amour parle sous tant d'apparences.
Un train illuminé traverse la chair de la nuit sans bruit,
le ciel se voûte à l'invisible,
la terre gorgée d'eau halète sans relâche,
les étoiles frissonnent,
une ville flamboie au centre névralgique de l'âme. (...)
Tout près (1957)
SACREMENT
Le pain de chaque jour et l'amour
sont notre chagrin. Notre soleil
ne féconde pas l'asphalte de nos champs,
goulet carrossable. Facile est difficile,
l'éternel s'oublie vite.
Et l'amour: jouissance le premier jour,
douleur le second, au troisième la solitude.
Le regard d'un passant qui brûle l'âme
répète ceci: l'amour passe sur la route,
goulet carrossable.
Aussi longtemps que la sueur sera salée,
les larmes cuisantes,
la faim de notre corps sera vraie chaque jour
et sa peine comme sa jouissance s'égareront,
dévorées par les mites, et souillées par la rouille.
p.27
La bannière jaune (1988)
L’INSTANT PASSÉ
Par-dessus les toits la bannière jaune flotte, au sommet
de sa perche,
le vent souffle donc. L’air remue. Je regarde, ébahi.
Un oiseau s’approche d’un coup d’aile pataud, le ciel
s’est maquillé de gris uni. Cet instant ne peut pas
se reproduire, il est effacé déjà, des cellules de mon
cerveau
sont débranchées, la truffe de mon chien se lève de sur
mes pieds.
J’aurais pu trancher mon destin d’une autre manière
que par le passé, me défaire de mes serments d’amour,
ou du moins rompre, me détourner de la peur à laquelle
je suis suspendu, quêtant un refuge. Je me vois, je regarde
l’océan des toitures, les signes du vent, les nuages levant
au loin. Je suis un autre, si je fus moi-même
naguère. L’oiseau n’est plus seul,
mais un vol de passereaux.
p.143
Sur la terre, sous le ciel
(1991)
LE MERLE
le merle n’hiverne pas sous ces latitudes,
mais il hiverne pourtant. dans l’hiver du cœur
il fait sombre ici, le gel si dur, moins trente
(Celsius, soixante degrés Nord).
La vie n’est pas facile pour le merle noir. Solitaire,
il erre dans le parc, sifflant à fendre l’âme, il
quête à manger, ou bien reste muet
sans se plaindre du destin qu’il s’est choisi.
Car enfin, il a des ailes, il est en bonne santé, il aurait pu
migrer vers le sud, il n’avait qu’à s’y prendre à temps,
maintenant bien sûr, il est trop tard pour regretter. engourdi
comme il est, il ne volerait pas loin. Donc il ne se plaint
pas
[…]
p.147
J'écris l'ouverture d'un long chant
sur la fraîcheur de ta peau, sur tes yeux étranges
où se joignent le Sahara, l'Atlantide
et même la résine des pins roulée en perles.
Et si d'une musique, je prolonge le cours de ma chanson
la pleine harmonie se brise, d'une fissure
où roule la goutte claire de ta jeunesse.
On ne vit pas en vain quand on laisse derrière soi une tâche sur une feuille, ou un nom dans l'histoire. Tant d'autres se font traître ou assassin et pourtant il n'en reste aucun souvenir même pas dans le procès-verbal d'un tribunal.