A une époque où seul le virtuel est précieux, collectionner est devenu un geste anachronique. Ne comptent plus que les clics, les térabytes et les followers, et bien sûr, les commentaires positifs sur les Airbnb.
Comme je passe par le canal de San Piero avec mon bateau, j'en profite pour l'appeler parce que Je voudrais faire un petit tour avec lui.
Alberto est pêcheur ; il vit à San Pietro di Castello, ou plus précisément à San Piero, comme on dit à Venise où l'on se plaît à moudre les consonnes. San Piero est la petite île que l'on atteint après avoir remonté toute la via Garibaldi et traversé le pont en bois. Mais aujourd'hui, je dirais: pour arriver à San Piero, il faut quitter le bassin de Saint-Marc et prendre, juste avant Sant'Elena, le rio dei Giardini, puis continuer tout droit après le rio de Quintavalle.
Depuis que je sais conduire un bateau, une topetta, un petit rat, comme on appelle ici ce bateau de pêche typiquement vénitien, j 'éprouve ce besoin de vantardise que ressent tout enfant qui vient d'apprendre à faire du vélo : je ne me sens plus de fierté et j 'explose d'envie de la partager, Après avoir dû, jusqu'à tout récemment, passer ma vie à Venise dans l'indigne condition de piétonne, j'ai enfin réussi à monter d'un cran dans l'échelle évolutive vénitienne. Depuis mon premier jour à la barre de ma topetta, ma vie a changé : je n'ai plus besoin d'implorer Permesso, permesso ! pour me frayer un chemin au milieu du millionième groupe de touristes : le poursuis ma route.
(INCIPIT)
C'est toujours ainsi à Venise : autour de la place Saint-Marc et du pont de Rialto, les gens se marchent les uns sur les autres, alors que les musées sont vides. Les expositions sont trop chronophages pour les touristes d'un jour et n'offrent aucune toile de fond suffisamment intéressante pour leurs selfies.
Car je me moque d'habitude du réflexe de photographier tout gondole qui passe, chaque assiette de spaghetti allé vongole et le moindre corniche vénitiennes.
Comme si l'on pouvait emporter Venise par petits bouts. Manifestement plus personne ne fait confiance au souvenir gardé dans son cœur.
À Hong Kong, on comptait les derniers jours de son statut de colonie royale britannique ; à Venise, on compte les derniers Vénitiens.
Depuis que je sais conduire un bateau, une topetta, un petit rat, comme on appelle ici ce bateau de pêche typiquement vénitien, j’éprouve ce besoin de vantardise que ressent tout enfant qui vient d’apprendre à faire du vélo : je ne me sens plus de fierté et j’explose d’envie de la partager.
Depuis que l’Italie a découvert que la privatisation est la panacée face aux caisses vides, il y va de Venise comme des magasins Tati : qu’il s’agisse des palais baroques, des joyaux Renaissance ou des îles - « liquidation totale ».
Au début, j’ai surtout rencontré des étrangers, appelés ici tout bonnement foresti - dénomination qui relève moins d’une question de nationalité que d’un état d’esprit.
Car il est clair qu’à Venise, ce ne sont pas les Vénitiens qui décident, mais les petites villes limitrophes, Marghera, Campalto et Mestre.
Les hautes eaux sont mesurées à un endroit spécial à la pointe de l’île de la Salute qui a été établi en 1897 comme le niveau zéro.