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Critiques de Philippe Gillet (2)
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Mémoires Lactées

On pourrait se contenter de la vision du lait réduit à la brique Tetra Pak qu’on ouvre le matin au petit-déjeuner pour verser sur les céréales et remballer au réfrigérateur pour toute la journée, jusqu’au lendemain matin. Mais se serait sous-estimer l’importance que cet aliment prend dans la plupart des cultures et des civilisations de la planète, bien souvent sans que nous n’en ayons conscience. Parce qu’un aliment n’est pas constitué uniquement de ses propriétés nutritionnelles ou de ses utilisations dans le domaine culinaire, la collection Autrement propose dans cet ouvrage collectif de s’attarder sur des aspects mésestimés du lait.





D’où nous vient la symbolique d’abondance et de prodigalité souvent liée à cet aliment ? La réponse pourrait se trouver dans les premiers textes religieux qui n’hésitent pas à manier la métaphore laiteuse à outrance. La richesse n’y est pas seulement nutritive, elle est aussi spirituelle :





« L’ésotérisme islamique a fait du lait le symbole de l’initiation à la vie spirituelle : un hadith, rapporté par Ibn Omar, assure que le Prophète aurait déclaré que celui qui rêve de lait rêve de la Connaissance absolue. »





Et ceci ne concerne pas uniquement les cultures principales constituées par le christianisme ou l’islam : d’autres contributions du livre nous permettent de découvrir le lait comme principe sacrificiel de l’hindouisme et comme monnaie d’échange économique parmi les peuples éleveurs d’Afrique. Ce sera l’occasion de considérer le lait sous des angles différents, ainsi que nous le montre cette conception de semence divine que s’en fait l’hindouisme :





« Sa semence devint le lait qui est dans la vache ; c’est pourquoi le lait est cuit bien que la vache soit crue : il n’est autre en effet que la semence d’Agni. Et, donc, que la vache soit noire ou rousse, il est blanc comme le feu, étant la semence d’Agni. C’est pourquoi le lait fraîchement trait est chaud, étant la semence d’Agni. »

Shatapatha Brâhmana





Est-ce l’origine longtemps demeurée mystérieuse du lait qui a développé un tel foisonnement de considérations, toutes plus originales et imaginatives les unes que les autres ? Si, pour nous, sa nature et son origine ne font plus l’objet d’aucun doute, il faut nous remettre dans le contexte de cultures moins savantes que nous à ce sujet. Le lait sort des pis, mais dans quelle partie de l’animal est-il engendré ? Pourquoi ne concerne-t-il que certains organismes ? D’autres interrogations se sont peut-être également formées autour des modifications qui altèrent le lait très rapidement, sitôt extrait du pis. Mal préservé, il tourne rapidement et ses qualités de prodigalité peuvent virer à l’empoisonnement microbien.

Si nous ne nous rapportons désormais plus qu’à notre civilisation européenne occidentale, cette difficulté de la conservation du lait explique les variations de sa consommation au fil des siècles. Ce qui est inaccessible est souvent vilipendé, et le lait résume parfaitement ce concept. Disponible uniquement pour les éleveurs, qui pouvaient consommer le lait immédiatement après traite, les autres catégories de population n’hésitaient pas à rejeter cet aliment, et on pourra être surpris de découvrir la somme des fantasmes noirs qui s’élaborent autour du lait –ainsi que le prouve de manière éloquente cet article de L’Encyclopédie :





« Le lait fournit à des nations entières, principalement aux habitants des montagnes, la nourriture ordinaire, journalière, fondamentale. Les hommes de ces contrées sont gras, lourds, stupides ou du moins graves, sérieux, pensifs, sombres. Il n’est pas douteux que l’usage habituel du lait ne soit une des causes de cette constitution populaire. La gaîté, l’air leste, la légèreté, les mouvements aisés, vifs et vigoureux des peuples qui boivent habituellement du vin en est le contraste le plus frappant. »





Mais il suffit parfois de peu de choses pour ébranler des convictions… On apprendra par exemple que, dans le domaine religieux, le passage des produits laitiers de la catégorie des « aliments gras » aux « aliments maigres » -consommables lors des jours maigres qui constituent alors le tiers d’une année- permettra de faire naître un engouement plus certain, allant même jusqu’à expliquer la montée de la Réforme protestante dans certaines régions où le changement de catégorie n’avait pas été effectué. Les découvertes culinaires modifieront peu à peu les goûts de la population et le passage du Moyen Âge aux Temps Modernes s’accompagnera d’une prédominance des goûts pour l’aigre à une affinité croissante pour l’onctueux et le crémeux.

Sautant des siècles, nous entrons dans la période contemporaine marquée par l’industrialisation. Prégnante dans tous les domaines, elle n’épargne pas le lait et ses dérivés et explique la dernière phase –la plus importante- d’habilitation du produit dans le quotidien des populations occidentales. Petit à petit, le lait a été rendu disponible pour les habitants des villes : d’abord grâce aux progrès des transports, puis grâce aux procédés de pasteurisation, de stérilisation et enfin grâce à la technique UHT. En ces temps de sciences et de techniques, on pourrait croire que le lait perdrait ses caractéristiques symboliques. Pas du tout. Si elles ont changé de nature, elles sont tout aussi puissantes et jouent désormais sur l’opposition nature/technique. Autour du lait cru et du lait UHT s’opposent des visions du monde différentes qui extrapolent souvent à des domaines bien plus vastes que le lait en lui-même…





Mais en disant tout cela, nous n’avons encore rien dit. Qu’en est-il des qualités nutritionnelles de ce lait moderne ? Les adjonctions de minéraux et de vitamines, le retrait des graisses, le « lait de croissance » et autres « laits sans lactose », produits de l’industrie agro-alimentaire, sont-ils des laits dégénérés ou disposent-ils de vertus qu’il faudrait considérer sans a priori ?





Les autres contributions de cet ouvrage n’oublient pas de considérer le lait dans ses aspects économiques, étudiant le déséquilibre qui caractérise les « pays du Nord » et les « pays du Sud » en termes de consommation et de production. A la clé, quelques chiffres éloquents :





« Dans le monde, le contraste entre le Nord, ensemble de pays développés, et le Sud, ensemble des pays en développement, est bien illustré par la situation des ressources en 1991, en kilo de lait par habitant et par an : 294 kg, dont 289 kg de lait de vache, au nord, contre 38 kg, dont 25 kg de lait de vache, au sud. Ce, autour d’une moyenne mondiale de 98 kg, dont 86 kg de lait de vache.

Au nord, concernant le lait de vache (qui fournit 88% du total), 23% de la population mondiale détiennent 78% de la ressource. La disparité est légèrement atténuée pour le lait total du fait que le Nord ne produit que 10% du lait mondial des autres espèces de mammifères soumises régulièrement à la traite (bufflonne, brebis, chèvre). »





Et puisque le lait est, avant tout, une substance naturellement produite par les mammifères femelles (on tendrait presque à l’oublier), Mémoires lactées évoque les rapports des femmes avec l’allaitement et le rapport des femmes allaitantes avec le reste du monde.





Cette lecture est enrichissante à tous les niveaux, tant à celui des apprentissages qu’elle génère sur le lait en lui-même qu’à celui de l’influence de la symbolique que nous subissons depuis toujours, sans en être véritablement conscients. Si nous devions effectuer une psychanalyse de la civilisation mondiale, le lait en constituerait un symbole fort, chargé de conceptions nombreuses et variées qui influent inconsciemment sur la plupart des comportements dans l’histoire. Dans la marche globale de la civilisation, on comprend que tout est lié : niveau de développement de la technique, connaissances médicales, empreinte des comportements religieux, place de la femme dans la société, environnement culturel, préoccupations hygiéniques, disponibilité économique, vision du corps… Dans une boucle autorégulée, chacun de ces domaines s’influence mutuellement et, de l’influence qu’il produit, il est à son tour influencé dans une ronde qui se matérialise autour d’un symbole –ici le lait.





« Manger, comme boire, c’est répondre à des besoins de fonctionnement et de réparation signalés par la faim et la soif mais c’est également satisfaire au désir, à l’anticipation du plaisir, à l’imaginaire, à l’abstrait. Motivations complexes, différentes et simultanées, biochimiques, psycho-sensorielles et symboliques. »





Avec cet ouvrage, et en choisissant de s’attarder sur des faits de société ou des éléments apparemment anodins de notre quotidien, la collection Autrement permet de prendre conscience de la richesse symbolique dans laquelle nous vivons.
Lien : http://colimasson.over-blog...
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Le goût et les mots - Littérature et gastrono..

Excelent parcours sur les recettes françaises anciennes et les préférences des gens en matière de goût et nourriture.
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