Citations de Philippe Kourilsky (22)
La notion de coopération propre aux libertés individuelles implique une réciprocité au niveau théorique aussi bien que pratique. Cette observation est capitale. Elle impose logiquement que, comme individu, il m’appartient d’apprécier ce que je reçois tout autant que ce que je dois fournir à l’autre et aux autres. Les variables dont nous avons préconisé l’usage dans l’introspection rationnelle sont propices à cette analyse.
Selon cette définition, comme nous l’avons vu plus haut, la pauvreté est une privation de libertés. Alors que la liberté occupe une place centrale dans la plupart des théories économiques et politiques, la vision promue par Amartya Sen conduit à une analyse du développement des pays pauvres très différente de celle mise en avant par le libéralisme dérégulé.
Les libertés individuelles recouvrent, en effet, non seulement les processus qui permettent à l’individu d’exprimer ses choix, mais aussi les choix qui, dans la réalité, lui sont offerts, et donc la capacité de réaliser certains choix. Ainsi, je peux être libre d’acheter du pain, mais cette liberté de principe n’a guère de sens, si je n’ai pas l’argent nécessaire, ou si les boulangeries sont vides.
Dans le champ de ce qui est connaissable, il m’appartient de fixer les limites de ce que je veux chercher, ou non, à connaître. Il en va de même pour l’analyse de ma structure psychique, à ceci près que les approches sont très différentes et considérées comme moins objectives ou objectivables.
Quelle que soit la diversité des sociétés et des individus en leur sein, quels que soient les singularités, les modes de pensée et les croyances religieuses, toutes sont habitées par des valeurs dont certaines (telle que le respect de la vie humaine) sont quasi universelles. Voilà donc des bases de dialogue.
La science n’engendre pas une somme de vérités, mais une accumulation de faits dont le statut est, par construction, évolutif, et donc transitoire : même si beaucoup de briques de l’édifice résistent à l’épreuve des critiques et du temps, l’addition de nouveaux éléments le modifie forcément. L’essentiel réside dans la méthode et dans les processus qu’elle met en jeu.
Pour être efficace, performante et consensuelle, l’approche scientifique doit être centrée sur son objet. La critique adressée aux scientifiques, dans l’optique développée ici, est justement de ne pas faire l’effort de reconsidérer l’objet de science comme un objet ordinaire.
Notre démarche ne relève pas du holisme. Elle ne vise pas à saisir le tout. Elle n’a pas l’ambition de tout appréhender. Elle s’attache à progresser, même marginalement, dans la compréhension de la réalité, afin d’en tirer de meilleures règles pour de meilleures actions.
Il importe de souligner que cela vaut pour les sciences humaines et sociales, même si le consensus est plus difficile à construire qu’en physique ou en biologie par exemple. S’agissant des objets ordinaires, il s’agit donc bien de rassembler, sur ceux qui nous paraissent les plus importants, une somme de savoirs structurés, validés, et partageables. De la même manière, la méthode à suivre a vocation à produire du consensus. Celui-ci peut ne pas être atteint. Dans ce cas, une pluralité de points de vue raisonnés subsiste.
La connaissance de tous les gènes d’un organisme fournit une première base. À partir de quoi, il reste à analyser leur expression, les protéines dont ils dirigent la synthèse, leurs fonctions, et le monde des interactions entre les uns et les autres. Dès le début des années 2000, ces approches commencèrent à produire des résultats. On utilise souvent des réseaux, à deux dimensions ou plus, comme mode de représentation des systèmes complexes.
L’informatique permet d’acquérir, de conserver et d’exploiter un volume toujours plus important de données. Les capacités, sans cesse croissantes, de calcul autorisent des simulations et des modélisations sans précédent. La numérisation, par la rupture qu’elle a opérée entre le support physique de l’information et la nature de cette dernière (son, image, etc.), a provoqué une révolution d’une ampleur comparable à celle de l’imprimerie.
Penser la complexité et même jouer avec elle (le jeu d’échecs) n’est pas neuf. Toutefois, la complexité a changé de statut dans la seconde moitié du XXe siècle, ce à quoi les travaux menés par Edgar Morin depuis les années 1970 ont contribué13. Les notions de hasard et d’incertitude mises en avant par la physique, ainsi que les questions d’incomplétude et de non-cohérence des systèmes axiomatiques issues des mathématiques nouvelles, ont beaucoup influencé la réflexion scientifique et philosophique, sans vraiment prendre à bras-le-corps la question de la complexité.
Notre perception du monde est bornée. Nous ne voyons pas dans l’ultrarouge lointain, nous n’entendons pas les ultrasons et nous ne percevons pas les ondes que nous restituent radio, téléphone et télévision. Pourquoi tout ce qui nous entoure devrait-il être accessible par l’intuition même après que nos sens ont été appareillés par des instruments qui en compensent les carences ? N’est-ce pas une prétention excessive, ou du moins, une extrapolation sans fondement de l’expérience ordinaire ? Il est possible que nos capacités cognitives aient été sélectionnées au cours de l’évolution de façon qu’elles soient accordées à celles de nos sens. Dans ce cas, elles seraient bornées, au même titre que ceux-ci.
On peut considérer que la mécanique classique n’a rien livré qui soit, aujourd’hui, fondamentalement contraire à l’intuition. La théorie de la relativité reste difficile à assimiler. Quant à la mécanique quantique, de l’aveu de nombreux praticiens, elle demeure largement réfractaire à l’intuition. Les objets définis par la théorie quantique sont observables (bien qu’invisibles), mais certaines de leurs propriétés sont étranges.
La combinaison des sciences physiques et des mathématiques ne cesse de faire la preuve de son efficacité. Les limites de l’observable, vers l’infiniment grand et l’infiniment petit, sont sans arrêt repoussées. On détecte avec toujours plus de détails molécules, atomes et particules élémentaires, de même qu’un nombre croissant d’étoiles et de galaxies.
Les mathématiques jouent, dans l’ensemble du champ de la science, un rôle singulier, à la fois comme instrument de description et de prédiction, comme garant de la rigueur de la logique et comme langage universellement partagé – même s’il est souvent abscons et incompréhensible par un grand nombre.
La science se donne pour objectif de décrire la réalité. Les résultats qu’elle produit sont souvent non intuitifs, du fait de leur étrangeté (physique quantique), ou de leur complexité (sciences de la vie, de l’information, de l’ingénieur). C’est la raison, en acte dans la logique et dans les mathématiques, qui permet de progresser de façon consensuelle dans la description des objets de science, au-delà de ce qu’autorise l’intuition
Au renoncement, au catastrophisme, on peut préférer une forme d’espoir constructif. N’est-il pas important, aujourd’hui, de voir différemment ? N’est-on pas en droit de faire des propositions qui, toutes ambitieuses qu’elles soient, peuvent parfaitement s’ancrer dans la réalité ? De fait, il me semble qu’il est grand temps de donner à l’altruisme la place qui lui revient. Est-ce faisable ? Peut-être. Au minimum, la question mérite d’être discutée. C’est l’objet de cet essai.
. Si remède il y a, il doit d’abord reposer sur une prise de conscience du réel par l’individu, et donc sur un travail méthodique d’introspection raisonnée. À partir de quoi, la confrontation et l’agrégation des points de vue individuels dans les sphères collectives seront susceptibles de produire des effets mieux ordonnés que ceux que nous observons aujourd’hui.
L’information, pourtant, n’a jamais été aussi abondante et rapide. La télévision nous montre désormais la mort des pauvres en temps réel. Nous ne pouvons donc prétendre à l’ignorance.