Epictète aurait honte de nous s'il voyait à quel point notre société contemporaine repose sur la peur. La peur de tomber malade, d'être fatigué, d'être gros, de ne pas avoir de retraite, de ne pas être heureux, de ne pas être apprécié, la peur de ne pas arriver à temps à la réunion, la peur de ne pas faire bonne impression, la peur d'être victime d'un attentat à la bombe, la peur du vide, la peur de l'eau, la peur des qualités élémentaires - le chaud/le froid, l'humidité/le sec, la peur de la vie en général. La peur remplace l'anticipation, la clairvoyance et l'inspiration. Nous sommes tous si effrayés par la vie que nous avons tendance à oublier, au fil des ans, que la vie est censée être vécue, et non appréhendée.
« Et tout d’un coup nous ne sommes plus seuls. D’abord un reflet de lumière. Le soleil danse sur un flanc puissant et argenté. Et, après l’éclair, ce fameux rostre qui doit bien faire le tiers de son corps. Xiphias gladius. L’espadon du bestiaire halieutique de Linné, d’Aristote, de Pline et d’Athénée. Le poisson roi. Celui du T-shirt de Roberta.
Maître de la glisse et de l’initiative, l’escrimeur feinte à gauche puis choisit la droite, histoire de frôler ces deux intrus moches et bruyants. Des nageoires pectorales et dorsales en lame de faux ; un aileron caudal en croissant de lune. Pas d’écailles, rien que du muscle blanc. Quatre mètres de puissance et de symétrie capables de dépasser les cent kilomètres heure en pointe. L’espadon est énorme mais moi je ne vois que cet œil, omniscient, qui nous raconte l’infinité de l’océan. Un œil immense et chaud, fait pour la chasse, le noir et le froid des abysses. J’ai lu quelque part que cette espèce possède un muscle qui lui permet de réchauffer ses yeux et son cerveau de dix à quinze degrés par rapport à la température de l’eau, de s’adapter à un large spectre de luminosité, et donc[…] »