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Citation de PatriceG


Pietro Citati aime Tolstoï, aime Sophie Bers, aime Anna Karénine : il y consacre plus de 50 pages, ça me fait des raisons d'aimer Pietro Citati d'autant qu'il a une plume merveilleuse quand il la met au service des gens qu'il aime. Pour sa peine ça lui vaudra le Goncourt italien en 1984 (prix Stréga).
Ce n'est pas un amour béat, aveugle, il a des raisons esthétiques d'aimer. Et je dirai quelque chose après

Au premier chapitre Jeunesse, je ne résiste pas au désir de le citer quand il parle de Enfance, le premier récit qui a fait connaître Tolstoï du jour au lendemain, - le premier roman de Tolstoï que j'ai lu dans ma tendre jeunesse.
"Déjà, à vingt-trois ans, sans avoir même commencé à raconter, Tolstoï pressentait l'un de ses principaux problèmes d'écrivain.
Ainsi, presque par hasard, il chercha ce moyen mystérieux, se pliant à utiliser les lettres et à se tacher les doigts d'encre. Il commença Enfance. Il écrivait sans cesse pour ne pas rompre le flux ténu de l'inspiration qui coulait en lui, toujours plus limpide. Il copiait et recopiait. " J'écris avec une telle ardeur", allait-il dire plus tard, " que j'en suis malade. Le coeur me manque. Je tremble en prenant mon cahier." Dans son village cosaque, ou dans le fort de Stary Yourt ou à Tiflis, il écrivait l'esprit tourné vers le passé, enveloppé d'une ondée de regrets et de nostalgie pour sa propre enfance. Le monde était alors un unique cocon qui se concentrait autour de sa vie d'enfant ; et il avait l'impression que tout n'existait que pour lui. Il avait dans l'âme "une légèreté, une sensation de lumière et de réconfort" : un inépuisable besoin d'amour le poussait à embrasser gens et choses avec larmes et extase ; il vivait dans la joie lumineuse du présent et aussi dans l'espoir qu'arrivât un temps encore plus radieux. Mais l'enfance était perdue pour toujours, et il cherchait à la récupérer tout en ayant conscience que sa tentative était vouée à l'échec et ne pouvait lui laisser entre les mains que des lueurs.
Le coeur vibrant d'Enfance est l'image de la mère, morte quand il avait deux ans. Il ne s'en souvenait pas du tout : il ne possédait aucun portrait d'elle, mais seulement une silhouette découpée dans du papier noir, qui la représentait lorsqu'elle avait dix ou douze ans, le front bombé, le menton rond et les cheveux qui retombaient comme un rideau sur sa nuque. Il avait interrogé parents et amis, avec anxiété et vénération, pour recueillir toute information la concernant. Elle était très cultivée pour l'époque : elle connaissait quatre langues, jouait bien du piano, lisait l'Emile en le commentant, inventait de très belles fables, semblables à celles qu'allait lui raconter plus tard son frère Nicolas : elle aimait et était aimée ; et elle possédait deux qualités que son fils allait toujours envier, celle de ne jamais juger et celle de savoir se dominer. En fantasmant sur ces informations, le temps passant, la mère était devenue pour lui l'image oedipienne de la femme céleste, qui irradie une affection chaste et mythique, sans même une ombre de cette force érotique qu'il allait détestait dans sa maturité avancée. Même vieillissant, il pleurait d'émotion en pensant à ses étreintes et ses caresses. En écrivant Enfance, il s'imposa une tâche terrible. Avec les lettres, les mots et les phrases, il voulut recréer un passé complètement englouti dans sa mémoire ; et il fit revivre la mère oubliée, car ce jeu avec les spectres était le seul moyen d'exorciser sa douleur. Finalement chez lui, dans la fiction de la littérature, il se mentit, imaginant le souvenir de son visage. "Quand j'essaie de la rappeler à mon souvenir, de la retrouver telle qu'elle était à l'époque, me viennent seulement à l' esprit ses yeux marron, qui exprimaient toujours la même bonté, le même amour, le grain de beauté sur le cou, juste sous la ligne où frisottent ses fins et courts cheveux, le petit col blanc brodé, la main tendre et maigre, qui me caressa si souvent et que si souvent j'embrassais."
La mère était morte ; et le récit de Tolstoï, qu'il créait à partir de rien, souvenirs qui n'avaient jamais existé, devait contempler et affronter cette mort. Il pénétra dans la chambre presque noire de la mourante, immergée dans une odeur mêlée de menthe, d'eau de Cologne, de camomille et de gouttes d'Hoffmann : il imagina voir les yeux grands ouverts qui ne voyaient rien, les gestes impatients, la tête qui glissait de l'oreiller, la main qui se levait et retombait, les tentatives pour dire quelque chose .. Il entra dans le salon où ils avaient déposé le cercueil. Entre les cierges sur les hauts chandeliers en argent, entre le brocart, le velours, le coussin orné de dentelle, il découvrit "cette chose diaphane couleur de cire". C'était cela, son visage ? Pourquoi les yeux étaient-ils si engoncés ? Pourquoi cette pâleur et cette marque noire sous la peau d'une joue ? Devant cette expérience extrême de l'imagination , Tolstoï toucha pour la première fois quelques thèmes capitaux de son art : la mort comme juge de la vie, la fiction qui corrode l'existence jusque dans les moments les plus graves. Ce faisant, il tentait l'un des procédés artistiques qui lui devinrent les plus chers -regarder la réalité à travers les yeux du personnage. Finalement, la recherche fictive de la mémoire se referma sur l'horreur. Une gamine de cinq ans aperçut le visage de la morte, avec les yeux enfoncés, et la marque noire sur la joue : elle sentit la forte odeur de cadavre, qui emplissait la chambre en se mêlant à l'odeur de l'encens : et elle lança un frénétique cri d'horreur. Alors, il comprit finalement quelle était l'origine de cette étrange odeur. L'idée que ce visage, qui se penchait sur lui avec douceur ii y a peu de jours encore, pût engendrer la peur, fît déborder son âme de désespoir ; et il lança aussi un cri, "qui dut être encore plus terrifiant que celui qui l'avait frappé"..

Bon j'ajouterai que l'italien Pietro Citati était excellemment placé pour tirer le meilleur de tout ça, ce rapport à la mère fictif ou réel.. que son objet était de restituer au plus juste et au plus vrai la vérité tolstoïenne sans interprétation, aidé en cela par l'art, la poésie, le merveilleux, le tragique.
Le livre fait 300 pages, denses : beauté, grandeur, tragique le traversent et Pietro n'a jamais eu la prétention de nous restituer la vie de Tolstoï dans son ensemble, une biographie, c'est un essai littéraire à lire comme un roman. Il a néanmoins respecté le rythme de la vie et fait ses choix dans ce qu'il y a de plus marquant chez l'auteur russe.
Je suis frappé par la connaissance de l'auteur, on ne peut pas s'enticher comme ça d'un écrivain fût-il illustre nous en réservant la quintessence sans l'avoir préalablement parcouru, vie et oeuvre, jusqu'à une maîtrise sans faille . Et s'il est entré à fond possiblement dans cet univers c'est comme je l'ai déjà souligné en exergue, son amour vrai pour le romancier russe et tout ce qui va avec.
Il n'a pas échappé à nos amis italiens tout ce que je rapporte en primant son Tolstoï meilleur livre 1984 et en déférant ainsi toute la qualité remarquable et inspirée, exaltée et épique de cet écrivain qui traverse le temps des êtres et des choses avec brio.
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