Voyage à Fontainebleau - besoin impératif de joindre sa mère au téléphone, denrée rare à cette époque.
Quoique Proust raconte ce qui lui était arrivé quelques minutes plus tôt, il n'a pas composé une page de journal, comme l'eût fait chacun de nous. Avec l'invraisemblable ambiguïté des grands écrivains, il détacha de lui ces expériences : il procéda à une élaboration artistique de la réalité, devint Jean Santeuil, changea Fontainebleau en Trouville, les demoiselles du téléphone en garçons, renversa l'ordre des évènements, afin d'atteindre à un effet de tension déchirante. Je crois que peu de circonstances nous mènent plus près du mystère de la création artistique.
................
La nuit, il dormit bien, sans prendre de somnifères et sans sa rituelle crise d'asthme : car la littérature, si elle nous livre sans défense aux assauts de la névrose, nous protège parfois, ironiquement, de ses tortures.
page 69
Le divin résidait dans sa vie passée et pas ailleurs. Aussi, pouvait-il dire , avec une sorte d'ironie, que le nom d'un pâtissier de son enfance contenait pour lui plus de substance divine qu'une relique qui renfermerait le sang du Christ ; et que les artistes, les philosophes auraient été bien incapables de reproduire celle-ci.
Reynaldo Hahn et Marcel Proust
Il y eut toujours dans cet amour, dès le début, quelque chose de "violent, mélancolique et doux", comme dans la voix calme de Reynaldo Hahn. Mais jamais Proust ne connut de période plus heureuse : joie de l'âme, du corps, des pensées, des mouvements, qui se reflète dans les pages de "Jean Santeuil" écrites du temps de leur amour. Avec quelle bonne humeur ils bavardaient, s'écrivaient, échangeaient des potins, traversaient rapidement Paris en calèche! Pour la première fois de sa vie, Proust se sentit libre. Si, au cours des années précédentes, il s'était senti dominé par le destin, la nécessité du temps et du caractère, voilà que le 1er janvier 1895, il commençait l'année, constatait-il "avec un sentiment plus vif de la grâce divine et de la liberté humaine, avec la confiance dans une Providence au moins intérieure". Il devait assurément cette liberté à Reynaldo Hahn.
Peu d'être humains ont désiré le bonheur avec la véhémence, la douceur, l'ivresse fiévreuse de Marcel Proust adolescent. Seul peut-être le jeune Tolstoï, auquel le liaient de singulières affinités et ressemblances, rechercha le bonheur avec la même ferveur douloureuse et irrépressible : il voulait que la vie demeurât elle-même, rien de plus qu'un fragment de temps - et cependant franchît d'un bond une limite, devenant un mystérieux au-delà, une épiphanie de l'invisible et de l'outre-temps.
- Madame Jeanne Proust née Weil
Comme son père, elle aurait voulu lui imposer un mode de vie draconien, capable de vaincre sa neurasthénie. Un jour, une dispute éclata devant les domestiques. Le fils, furieux, claqua la porte vitrée de la salle à manger qui vola en éclats ; et, de retour dans sa chambre, volontairement ou par hasard, il brisa un vase de verre vénitien que sa mère lui avait offert. Jamais ils n'étaient allés aussi loin. Proust écrivit à sa mère une lettre d'excuses. Elle lui répondit par un billet : "Ne repensons plus et ne reparlons plus de cela. Le verre cassé ne sera plus que ce qu'il est au temple - le symbole de l'indissoluble union." Jeanne Weil faisait allusion à la cérémonie du mariage israélite où les nouveaux époux, après avoir bu du vin dans le même verre, brisent celui-ci ; et c'est la seule fois, à notre connaissance, où la mère rappelle un rite de sa foi abandonnée, oubliée et enfermée à jamais dans un recoin de sa mémoire. Ce souvenir est un sceau, le sceau de l'union indissoluble, de "l'unio mystica," qui liait la mère et le fils.
page 63
Un jour, tous les oiseaux de la terre se réunirent en parlement. La huppe, malade d'amour pour son souverain, avait parcouru depuis des années la terre et la mer, franchissant les vallées, les déserts et les montagnes, traversant des espaces infinis et défiant les tempêtes. Le rossignol vivait dans le jardin d'amour, où sa douloureuse passion pour la rose pourpre lui faisait élever une douce plainte; il avait inspiré les pleurs de la flûte et les lamentations de la cithare. Le perroquet déployait son manteau vert fermé par un collier de feu et le paon arborait ses plumes aux cent mille couleurs en prétendant qu'il vivait dans le jardin d'Éden, La perdrix, petites touches de rouge au bec, n'aimait que l'éclat factice des pierres précieuses. La colombe entonnait un chant qui répandait autour d'elle sept écrins de perles. Le héron venait de quitter le rivage de l'océan; à cause de son désir de la haute mer, qu'il ne pouvait assouvir, son cœur débordait de sang.
« Pas de lieu au monde, dirent les oiseaux, qui n'ait un roi; pourquoi donc n'y a-t-il pas de souverain pour régner sur notre pays ? Une telle condition est inacceptable. Nous devons nous unir et partir à la recherche d'un roi. » [...] Ainsi commence avec cette scène extraordinaire le plus célèbre poème mystique de tous les temps, le langage des oiseaux de Farid Addin Attar qui vécu en Perse entre le XIIe et le XIIe siècle.
Le livre des Mille et une nuits n'existe pas. Ou plutôt, c'est un livre sujet à des incarnations, à des métamorphoses infinies, comme un nuage dans le ciel comme ses djinns, ses démons, tantôt libres tantôt prisonniers d'un vase de bronze. En chacun des manuscrits qui le contiennent (mais on n'en connaît qu'un petit nombre, comparé à tous ceux que cachent les bibliothèques du monde entier), il revêt une forme diverse. Certains manuscrits rapportent une vingtaine d'histoires, d'autres des centaines ; le même récit s'allonge ou s'abrège, se multiplie ou se simplifie, progresse rapidement vers sa conclusion ou se perd en route en modifiant les nœuds essentiels de l'action. Établir une édition critique est impossible. Il ne reste plus qu'à s'abandonner aux plaisirs du multiple, et à lire tous les manuscrits de toutes les bibliothèques de I'univers.
Dieu émergea des régions du mystère pour briller sur les horizons — telle I'idée rare qui obsède l'esprit d'un écrivain et s'efforce par tous les moyens de s'exprimer dans le jeu des mots. Aujourd'hui, tout ce que nous voyons est une image de lui. Le domaine infini des corps, les arbres, les hommes, les lumières, les ombres sont autant d'aspects de son unique visage. Dieu est le cloître où se réfugie le moine chrétien, le temple où l'on vénère les idoles, le pré où paissent les gazelles, la Kaaba devant laquelle le pèlerin se prosterne, les Tables où a été inscrite la Loi mosaique, le Coran inspiré à Mahomet.
Mais il était plein de doutes à l'égard de la réalité. Il aurait voulu savoir comment elle était avant de se montrer à lui, avant que son regard fragile et dissolvant ne se fût posé sur elle ; et il croyait qu'aux autres, elle s'offrait entière, compacte, ronde et dense, englobant toutes choses. Pour eux, un simple petit verre à liqueur posé sur une table avait la solidité d'un monument. Quant à lui, il n'était pas même sûr que le réel fût consistant. La qualité première de la réalité était d'être irréelle. Tout était si fragile, incertain, fissuré, menacé d'effritement. " Pourquoi donc faites-vous comme si vous étiez réels , Voulez-vous me faire croire que c'est moi qui suis irréel, grotesque sur le pavé verdi ? Pourtant, bien du temps a passé depuis l'époque où toi, ciel, tu étais réel ; et toi, place, tu n'as jamais été réelle. "
Dans les Confessions, peu de pages attirent autant le lecteur moderne que celles qui concernent les grands espaces et les vastes palais de notre mémoire: les grottes, les labyrinthes, les cachettes, « les cavernes innombrables, emplies d'innombrables espèces de choses innombrables, qui sont là soit en image, soit dans leur présence réelle, ou encore selon je ne sais quelles notions ou notations ». L'on s'émerveille de la capacité d'Augustin à penser l'indéterminé et à pénétrer dans ce que notre esprit dissimule de plus labile, de plus vague et de plus abyssal; et aussi à transformer l'indéterminé en un espace visible, un théâtre intérieur où s'agitent, combattent et fluctuent les pensées et la passions de notre cœur — également dotées d'une présence physique.