NON, non et non, protestait Ramounet chaque fois qu’on lui disait vous êtes des parasites. Non, c’est pas vrai. Ces gens-là, ils savent bien qu’ils disparaîtront s’ils se posent. Nous, on est pas près de se poser, faisait Ramounet, fier de ses origines. Avec les premières fleurs, les bourgeons et la montée de sève, Ramounet était en proie à deux fortes secousses : l’envie de prendre Célos, sa Célos, longs cils, petit grain de beauté dans le cou et hanches gothiques. Et l’autre lui venait de l’intérieur, de la mémoire d’un très vieux peuple aux délires de grandeur : l’envie de prendre la route pour de bon et de tenter sa chance.
Ils sont bien rares, aujourd’hui. Bien sûr, au printemps, il y en a toujours un pour gémir en regardant la course légère des nuages au-dessus de la place du marché, et dire ah si je pouvais les suivre ! Mais chez les gens du Quartier, ça n’existait plus depuis des centaines d’années, ce genre de lubie. Les gens du Quartier, les gens du Quartier. Et lui, d’où venait-il ? Pourquoi avait-il atterri dans la Ville aux clochers rouges ? Lui, il n’était pas d’ici, il venait des montagnes et des vallées, du côté du Limousin, de l’Auvergne, du glorieux Massif Central.
« T’es un putain de manouche… »
Deux branches du même tronc, deux bras du même corps, deux doigts de la même main. Les gens coupent les cheveux en quatre, quand il s’agit d’origine et de sang. Tout ça pour dire que Ramounet, Ram, n’était pas tout à fait comme ces voisins des rues sales et mal goudronnées du Quartier, des gens qui à leur tour n’étaient pas vraiment comme les autres habitants de la Ville aux clochers rouges, pour ne pas dire du pays, le fier pays de l’eau gazeuse, ou encore de toute l’Europe canaille. Quand sa véritable branche manouche lui manquait, il prenait son Nokia et appelait sa sœur de Nîmes, Tati, qui décrochait en se courbant comme la danseuse qu’elle aurait voulu être.
Les enfants arrivaient. Il la remit dans son slip et remonta son pantalon, tandis que Célos s’enveloppait dans le foulard généreux qui lui servait de jupe.
Elle qui était pourtant habituée à tout, à dormir en plein air, mais aussi à l’espace fermé et étriqué, à la roulotte, quoi. Si Ramounet l’appelait, elle annulait tout, elle abandonnait tout pour son Ram, frère de prairie, de verdine, de sang, pauvre fille aux lèvres violettes ! Et maintenant, elle boitait, tu vois. Et mon frère, où il est ? Parce qu’il est pas venu m’attendre...
Elle adorait les valises à roulettes, Tati, cette cruche. Elle était tout à fait capable de poser sa valise un moment contre un portail, de laisser le pot de fleurs à ses pieds, d’enlever ses chaussures et de chanter quelque chose. Ou de danser. Et puis de tendre la main, si elle avait envie d’une boisson fraîche et qu’elle n’avait pas de monnaie, et même si elle en avait, Tati !
Nous, les femmes, avec nos épaules et nos bras épais, un cadeau de Dieu, on sort, mais tu peux parier qu’on va rentrer aussi sec et mettre le nez à la fenêtre, au rez-de-chaussée. On sort, avec nos tabliers et notre chaise pliante. L’une s’évente, l’autre se peigne, la troisième se vernit les ongles de pied, vautrée... Une autre lignée qui se promène dans ce Quartier décrépi.
Vous n’y connaissez rien au voyage. Le voyage, ça se porte en soi, putain. La route, ça s’hérite. Quand on était gosses, ton père et moi, on allait de village en village, toujours avec cette hâte, cette inquiétude de savoir qu’on allait nous déloger, qu’on allait devoir partir en courant.
Elle marchait vite, une belette, une célibataire alerte qui avait encore belle allure.
Il valait mieux pas le contrarier, son homme, surtout quand il avait trop bu, et ça arrivait souvent. Il avait l’alcool mauvais. Une vraie plaie. Pastis 51, Pernod. Avec ou sans eau. Et vin de table, aussi.