Rania Berrada

Ce soir-là, bizarrement, personne n’aborde le sujet Younes. Les sœurs commentent la maison de Zhor, l’extension à venir, le jardinet, la rampe d’escalier en fer forgé et les zelliges de la salle d’eau. La table ronde se poursuit jusqu’à l’aube. Najat écoute vaguement. Elle pense à son cousin
et aux sourires qu’elle ne lui a pas rendus. Dans le flot des paroles de ses sœurs, elle doit redoubler de concentration pour faire le point : pourquoi Younes a-t-il flashé sur elle ? La question ne la travaille pas longtemps. Le cousin, c’est son sésame, l’occasion qu’elle attendait pour quitter cette
ville où la moitié des femmes sont institutrices et l’autre moitié au foyer, cette ville où elle doit se méfier de son ombre. Pour ce qui est de l’amour, le temps fera le reste. Najat ne croit pas aux histoires de prince charmant.

Avec l'argent que Yahya lui envoie par Western Union, elle s'achète parfois des sous-vêtements, des jupes longues et des pulls évasés qu'elle mettra à son retour. A Oujda, la frontière entre coquetterie et prostitution est vite franchie. S'habiller autrement qu'en djellaba relève du casse-tête. Najat se creuse les méninges pour ne ressembler ni à une pute ni à un sac quand Yahya rentrera. La veille, elle demandera à Siham de venir l'épiler chez elle au moment où Mokhtar sera en train de donner à manger aux pigeons. Le stratagème est bien rodé.

Ce qui lui reste de nerfs, Najat le passe sur la pâte à pain. Les poings serrés, elle la pétrit. Pendant qu’elle fait leur fête aux grumeaux, elle rumine. Il faut qu’elle parle, qu’elle le pousse dans ses retranchements. Younes ne prendra pas de décision si elle ne lui met pas la pression. Le lendemain, chez Nabila, elle change de ton. Elle lui pose un ultimatum. Si à la rentrée il ne demande pas sa main, c’est fini.

Non seulement ses hormones le lui commandent, mais c’est le seul événement qui peut lui donner l’illusion d’être active, de voler un peu de temps au temps en attendant le jugement. Au passage, ça clouera le bec à Fatima, qui continue à la regarder avec un air condescendant. Elle deviendra de facto l’épouse légitime puisqu’elle aura eu l’enfant.

Younes, c’est son passeport pour l’Allemagne. Là-bas, elle pourra poursuivre ses études. Il lui a promis qu’il ne s’y opposerait pas, qu’il n’était pas un de ces zmagria, ces émigrés qui voilent leur femme et les assignent à résidence. En plus, Younes n’est pas trop mal. Elle aime ses traits fins, ses yeux très noirs, ses longs cils, ses épaules larges. Elle aime sa carrure.

Najat comble tant bien que mal les silences en lui racontant une anecdote sur un prof ou une sortie avec ses cousines, mais très vite son manque d’engagement (il répond par onomatopées) la décourage. Parfois, avant de raccrocher, il lui dit Tu me manques d’une voix chevrotante. Najat ne veut pas le brusquer. Si elle veut avoir une chance qu’il tienne parole, qu’il l’emmène, il faut qu’elle pèse chaque mot. Elle laisse passer plusieurs mois avant de lui demander quand il compte mettre la promesse qu’il a chargé sa mère de lui faire à exécution, quand il compte venir demander sa main.

Ce frère, elle le respecte autant qu’elle le craint. Lorsque le marchand de soierie a viré Mokhtar après trente ans de bons et loyaux services et que le père a été incapable de se replacer comme vendeur ailleurs, Ryad a agi en homme. Il a arrêté ses études, a suivi une formation accélérée et s’est dégoté un poste de technicien à la mairie. Depuis, et malgré son mariage, il assume l’essentiel des dépenses courantes. Ryad entretient deux foyers.

Dans la vie, on ne fait pas toujours ce qu’on veut, et il est nécessaire parfois de revoir à la baisse ses attentes. Sans cela, on n’avance pas. Rabat ce n’est certes pas l’Allemagne, mais là-bas, au moins, elle n’aura plus à subir les assauts de Ryad. Et puis, surtout, elle pourra élargir son champ des possibles. Elle n’aura plus à choisir entre maîtresse et femme au foyer.

Contrairement à Younes, Yahya est loquace. Il lui raconte dans le détail ses journées. Plus ils discutent, plus elle le trouve sérieux, digne de confiance. Yahya a la même vision de la famille, du mariage. C’est un moderne avec ça. Il l’encourage à finir son master. Une fois à Paris, il lui promet de l’aider à perfectionner son français, à chercher un travail digne de ce nom.

Younes est maladroit. Elle le voit à la façon dont il se débat avec son pull, à sa tête cherchant obstinément l’encolure. Younes fume pour remplir le vide car il n’a rien à dire. Il s’arrête en plein milieu de ses phrases non pas pour réfléchir mais pour guetter dans les yeux de son interlocutrice la permission de poursuivre, pour s’assurer qu’il est sur la bonne voie.