Je songe avec pitié à tous les grands mots que nous prononcions naïvement devant les cimes violettes, et je me rappelle ma pauvre voix si passionnée, si lamentable, qui criait les grands vers que nous répétions. Car tous nous nous plaisions à ce jeu dangereux mais grisant d'offrir nos âmes et de les pénétrer selon les règles du meilleur romantisme de toutes les « grandeurs de l 'éternelle nature ».
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Ils ont vécu tant de fois la halte des sommets que l'on vit intensément devant la montagne avant de retendre la corde pour la descente, qu'ils ont la religion de ces instants gagnés à la force des bras, et qu'ils ne peuvent plus les goûter maintenant qu'après un travail plus âpre dans des escalades toujours plus difficiles.
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La frontière des Alpes est une étrange chose, depuis les traités de 1860, oui, en vérité, une bien étrange chose.
Quiconque a du bon se s pourrait, en effet, tout simplement penser qu'il suffit, sur ce haut domaine, d'appliquer la rectitude de son jugement aux réalités topographiques et d'imaginer une ligne droite sautant de crête en crête pour partager équitablement la possession des deux versants entre la France et l'Italie.
Mais le bon sens n'a rien à faire aux choses de la frontière, et ce n'est pas le fil droit des sommets qui sépare les villages français des vallées piémontaises, mais bien un pointillé capricieux qui plonge dans les courbes profondes, remonte arbitrairement vers tel sommet écarté de la vraie ligne de pente, chevauche, s'éloigne, revient et fait tant de gambades que, le plus souvent, son désordre empiète un peu trop sur le versant Est, enclave les pâturages français, et dans tous les cas laisse aux Italiens la masse rocheuse où les alpinistes français ont quand même le goût d'aller user la pointe de leurs tricounis.
De cette étrange chose il est inutile de donner une explication et je ne veux pas pénétrer le mystère des nécessités stratégiques. D'ailleurs, il ne faut pas chicaner pour quelques arpents d'herbage.
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Pierre, belle pierre, je t'aime parce que tu es solide et franche, parce que tu résistes loyalement, sans la traîtrise d'un roc qui lâche ou d'une de ces prises mauvais qui restent dans les mains crispées. Roche, belle roche, je t'aime parce que je te vaincs, toi qui es bonne, bonne jusqu'à m'offrir cette longue fissure où je monte si bien.
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Les vacances ! Mieux que personne il savait que les vacances étaient une petite vie séparée de la vie véritable, et qu'elles formaient comme elle un tout ayant début et fin. D'abord les premiers jours avec le flottement de tout ce qui commence : la famille qu'on réapprend après dix mois, la montagne toujours semblable, les amis à retrouver, les occupations à définir. La pleine vie ensuite, avec les journées faites de lectures, de cimes blanches et de ces grands projets toujours en enfance que couvent les jeunes gens. Puis, dés septembre, la fin qui vient chaque jour plus vite comme les soirs d'automne, et ce sont les colchiques, les regrets, la main qu'on serre plus fort de la jeune fille indispensable aux vacances et qu’on ne verra plus, et la mélancolie qu'on amasse de toutes ces choses pour meubler d'un confortable délicieusement triste les premières soirées solitaires.
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Au contraire, la montagne n'existe pour l'alpiniste du Club Alpin qu'aux altitudes où le piolet remplace la canne, et où l'on doit, sous peine de rester honteusement au bas des grandes cimes, dérouler la corde et « mettre la main », c'est-à-dire agripper la pierre, étendre le bras, hisser toute sa personne, et va que je te tire, se rétablir essoufflé deux mètres plus haut contre la roche froide qui monte vers les cairns... Ce sont ces alpinistes que les sédentaires des stations estivales regardent partir avec admiration dans un grand déploiement de guides, de sacs et de cordes.
Pourtant, ils sont à leur tous de simples pékins aux yeux des montagnards du Groupe*, lesquels , en vrais seigneurs des hauts lieux, choisissent seulement, parmi tous les sommets, ceux où il ne s'agit plus de mettre la main, en se jouant, derrière un guide, mais où il faut savoir la poser, tout seul, le long des voies dangereuses, dans la lutte sérieuse et solitaire qu'on livre à la pierre.
*GHM : Groupe de Haute Montagne
pages 118-119
Aujourd'hui*, un jeune homme comme j'en étais un ne pourrait plus comprendre cela, mais nous faisions encore partie d'une génération où jusqu'à vingt ans l'amour pouvait rester la chose miraculeuse que nous attendions, volontairement désarmés devant sa force que nous nous plaisions à croire mystérieuse et profonde.
*en 1930
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