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Citation de enjie77


Alsheim - Alsace sous domination allemande, avant 1900

L'homme qui dormait ou veillait là était un impotent. Chez lui, la vie se retirait de plus en plus à l'intérieur. Il marchait et remuait difficilement. Il ne parlait plus. Au-dessous des joues épaisses et pâles, la bouche ne s'agitait plus que pour manger et pour dire trois mots, trois cris, toujours les mêmes : "Faim ! Soif ! Va-t'en!". Une sorte de paresse sénile laissait pendre cette mâchoire puissante qui avait commandé à beaucoup d'hommes. M. Ulrich et Jean s'approchèrent jusqu'au milieu de la chambre, sans qu'il eût donné le moindre signe révélant qu'il avait conscience de leur présence. Cette pauvre ruine humaine était cependant le même homme qui avait fondé l'usine à Alsheim, qui s'était élevé au-dessus de la condition de petit propriétaire campagnard, qu'on avait élu député protestataire, qu'on avait vu et entendu au Reichstag, revendiquer les droits méconnus de l'Alsace et demander justice pour elle au prince de Bismarck. L'intelligence veillait, prisonnière, comme la flamme qui éclairait la chambre cette nuit : elle ne s'exprimait plus. Dans ce songe ininterrompu, que d'hommes et que de choses devaient passer devant celui qui connaissait l'Alsace entière, qui l'avait parcourue en tous sens, qui avait bu ses vins blancs à toutes les tables de riches et de pauvres, voyageur, marchand, forestier, patriote !... Et c'était lui, cette tête chauve et ridée, ce visage tombant, ces paupières appesanties, entre lesquelles glissait, semblable à une bille dans la fente immobile d'un grelot, un œil lent et triste!

Cependant, les deux visiteurs eurent l'impression que le regard s'arrêtait sur eux avec une complaisance inaccoutumée. Ils se turent, pour laisser l'ancien à la douceur d'une pensée qu'ils ignoreraient éternellement. Puis l'oncle Ulrich s'approcha du lit, et posant la main sur le bras de Philippe Oberlé, se baissant un peu, pour être plus près de l'oreille, pour mieux rencontrer aussi les yeux qui se levaient avec effort :

- Nous venons de causer longuement, monsieur Oberlé, votre petit-fils et moi...... C'est un brave garçon, votre Jean!

Un mouvement de tout le buste, lentement, déplaça la tête de l'ancien qui cherchait à voir son petit-fils :

- Un brave garçon, reprit le forestier, que le séjour à Berlin n'a pas gâté. Il est demeuré digne de vous, un Alsacien, un patriote. Il vous fait honneur.

pages 21 et 22
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