Il faut faire le sacrifice de ses préférences mais pas celui de ses convictions.
l'Alsace sous domination allemande toute fin du 19ème siècle :
- J'ai l'intention, reprit Jean, comme s'il déclarait une résolution grave, j'ai l'intention de monter après-demain à Sainte-Odile... J'irai entendre les cloches annoncer Pâques ... Si vous demandiez la permission d'y venir, de votre côté...
Vous avez donc fait un vœu ?
Il répondit :
- A peu près Odile : il faut que je vous parle, à vous seule...
Odile se recula d'un pas. Avec une sorte d'effroi dans le regard, elle chercha à voir sur le visage de Jean s'il disait vrai, si elle devinait bien. Lui aussi, il la considérait avec angoisse. Ils étaient immobiles, frémissants, et si près et si loin l'un de l'autre à la fois, qu'on eût dit qu'ils se menaçaient. Et, en effet, chacun d'eux avait le sentiment qu'il jouait le repos de sa vie. Ce n'étaient point des enfants, mais un homme et une femme de race forte et passionnée. Toutes les puissances de leur être se déclaraient et rompaient avec la banalité des usages, parce que, dans ces simples mots : "Il faut que je vous parle", Odile avait entendu passer le souffle d'une âme qui se donnait et qui demandait un retour.
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Le jour bleuissait dans le pli des ravins. C’était l’heure où l’attente de la nuit ne semble plus longue, où le lendemain se lève déjà dans l’esprit qui songe.
Les oiseaux de nuit, hiboux, orfraies, grands-ducs et moyens-ducs, mêlant leurs cris, descendaient de futaie en futaie. Pendant un quart d’heure, le temps de leur chemin qu’ils faisaient par grands vols, leurs appels retentirent sur les flancs de la montagne. Puis le silence complet s’établit. La paix monta enfin, avec le parfum des forêts endormies
Alsheim - Alsace sous domination allemande, avant 1900
L'homme qui dormait ou veillait là était un impotent. Chez lui, la vie se retirait de plus en plus à l'intérieur. Il marchait et remuait difficilement. Il ne parlait plus. Au-dessous des joues épaisses et pâles, la bouche ne s'agitait plus que pour manger et pour dire trois mots, trois cris, toujours les mêmes : "Faim ! Soif ! Va-t'en!". Une sorte de paresse sénile laissait pendre cette mâchoire puissante qui avait commandé à beaucoup d'hommes. M. Ulrich et Jean s'approchèrent jusqu'au milieu de la chambre, sans qu'il eût donné le moindre signe révélant qu'il avait conscience de leur présence. Cette pauvre ruine humaine était cependant le même homme qui avait fondé l'usine à Alsheim, qui s'était élevé au-dessus de la condition de petit propriétaire campagnard, qu'on avait élu député protestataire, qu'on avait vu et entendu au Reichstag, revendiquer les droits méconnus de l'Alsace et demander justice pour elle au prince de Bismarck. L'intelligence veillait, prisonnière, comme la flamme qui éclairait la chambre cette nuit : elle ne s'exprimait plus. Dans ce songe ininterrompu, que d'hommes et que de choses devaient passer devant celui qui connaissait l'Alsace entière, qui l'avait parcourue en tous sens, qui avait bu ses vins blancs à toutes les tables de riches et de pauvres, voyageur, marchand, forestier, patriote !... Et c'était lui, cette tête chauve et ridée, ce visage tombant, ces paupières appesanties, entre lesquelles glissait, semblable à une bille dans la fente immobile d'un grelot, un œil lent et triste!
Cependant, les deux visiteurs eurent l'impression que le regard s'arrêtait sur eux avec une complaisance inaccoutumée. Ils se turent, pour laisser l'ancien à la douceur d'une pensée qu'ils ignoreraient éternellement. Puis l'oncle Ulrich s'approcha du lit, et posant la main sur le bras de Philippe Oberlé, se baissant un peu, pour être plus près de l'oreille, pour mieux rencontrer aussi les yeux qui se levaient avec effort :
- Nous venons de causer longuement, monsieur Oberlé, votre petit-fils et moi...... C'est un brave garçon, votre Jean!
Un mouvement de tout le buste, lentement, déplaça la tête de l'ancien qui cherchait à voir son petit-fils :
- Un brave garçon, reprit le forestier, que le séjour à Berlin n'a pas gâté. Il est demeuré digne de vous, un Alsacien, un patriote. Il vous fait honneur.
pages 21 et 22
La nuit avait une moiteur singulière. Pas un nuage. Un croissant de lune, des étoiles par milliers ; mais, entre ciel et terre, un voile de brume était tendu, qui n’arrêtait pas la lumière, mais la dispersait, de telle sorte qu’il n’y avait aucun objet qui fût vraiment dans l’ombre et aucun qui fût brillant. Une atmosphère nacrée enveloppait les choses.
Dans les jours de la fin septembre, on peut voir, sur les terres en pente, le valet borgne qui tenait la charrue, et la jeune métayère, qui touchait les bœufs avec l’aiguillon. Elle ne chantait pas, sans doute, comme un vrai bouvier, mais elle se tenait à droite de l’attelage, disait les mots qu’il faut dire, d’une voix petite, qui passait cependant par-dessus les haies et s’en allait émouvoir les âmes tout autour de la colline : "Rougeaud ! Caillard ! Nollet ! Tè, tè, les valets".
Le parfum des feuilles mortes se mêlait au parfum des feuilles nouvelles, comme le souvenir se mêle dans l'âme à l'espérance qui naît.
Enfants, comprenez bien pourquoi la France est appelée douce. On l’a nommée ainsi à cause de sa courtoisie, de sa finesse, de son cœur joyeux et tout noble. Mais la douceur n’est pas faible, elle n’est pas timide. La douceur est forte. La douceur est armée pour la justice et pour la paix. Elle ne fait pas d’inutiles moulinets avec son épée, mais elle en a une le long de son flanc, et elle en tient la garde dans sa paume solide et calme.
Sans elle il n’y a que violence. On la reconnaît tout de suite dans les victoires qu’elle remporte. Elle a pitié de ceux qu’elle a vaincus. Elle se les concilie, elle sait que le monde ne peut être sage sans une puissance qui règle et punit, mais elle sait aussi qu’il ne peut être heureux si les âmes ne sont pas conquises, charmées, libres dans leur amour, reconnues pour des hautes puissances, traitées en immortelles. La France justicière, la France guerrière, la France conquérante est encore la douce France.
Féodal plutôt, ma chère, c’est leur noblesse… Ils n’ont pas eu le temps d’avoir celle d’après… Peu importe, d’ailleurs. Je ne suis pas d’humeur à discuter…
(Selon Bazin, en Allemagne on a des hobereaux et en France des gentilshommes)