Rose M.

Ils ont retrouvé Aurore. Elle a eu un accident. Elle… elle est morte.
Autour de Clémence, le temps s’interrompit. Les oiseaux se turent. L’onde bleutée se figea. Le téléphone glissa de ses mains et s’écrasa sans bruit contre un rocher. Ses yeux ne virent plus. Son cœur s’arrêta en même temps que son souffle se suspendit en un murmure : – Aurore ?
Elle s’effondra. Ses genoux se déchirèrent sur les pierres saillantes.
– AURORE !
Son cri fit s’envoler les oiseaux d’un seul battement d’ailes. La rivière reprit son cours en un vacarme hurlant, se brisant sur la rive.

Il avait choisi ce métier pour mettre la lumière sur des mystères et éclairer l’entourage des victimes. Depuis qu’il était en Nouvelle-Calédonie, cette mission avait moins de sens, car, ici, les accidents, bagarres ou meurtres étaient souvent liés à l’alcool et à de vieilles rancœurs familiales ou de voisinage. Quant aux causes, elles impliquaient, la plupart du temps, un sabre d’abattis ou un fusil de chasse.

Chaque mot prononcé dans la petite salle d’interrogatoire quelques heures plus tôt résonnait dans sa tête. Tout ça pour une nana qui n’en valait pas la peine.
Elle avait menti à la policière qui l’avait cuisinée, mais comptait sur ses amies pour la couvrir. Quelle chance de les avoir ! Elles n’étaient pas des lâches comme Aurore. Heureusement, quand Olivia avait réclamé leur aide, elles n’avaient pas posé de questions ; elle n’aurait pas pu leur dire la vérité…

Malgré ses années comme médecin légiste en Nouvelle-Calédonie, il était toujours impressionné par la rapidité de décomposition des chairs, surtout en cette période. La chaleur constante et l’humidité ambiante très élevée entraînaient ce phénomène inhabituel.

L’amour de l’océan l’avait poussé à s’exiler aussi loin de sa patrie natale. Tout petit déjà, il accompagnait son père à la pêche en mer Méditerranée. Lui, il préférait la vitesse et s’était lancé dans la compétition très jeune. Son catamaran vert pomme était loin de passer inaperçu dans la baie de l’Orphelinat, mais également sur toutes les grandes courses du Pacifique, qu’il gagnait régulièrement. Il n’avait pas vraiment choisi la Nouvelle-Calédonie… la Calédonie l’avait choisi. Ici, il avait remporté sa première compétition, à tout juste dix-neuf ans. Après son retour en Métropole, ce petit paradis de l’océan Pacifique avait hanté ses souvenirs. Revenu sur l’île, il n’en était plus jamais reparti.

Ludo, il n’aime pas les zoreilles qui se croient toujours plus intelligents que lui, du style : « moi, j’ai vu le monde ». Pour se calmer, il s’installe devant un film sanglant plein de zombies. Sa longue semaine de travail et ses quelques nuits à jouer ont raison de lui et il s’endort au bout de vingt minutes.

En entendant les intonations marquées du jeune homme, le capitaine Moretti tendit l’oreille et se concentra en plissant les yeux. Même si cela faisait plus d’un an qu’il était sur le territoire, il avait toujours du mal à saisir la subtilité de l’accent calédonien. Cet accent qui donnait l’impression que la personne parlait avec des marshmallows dans la bouche, tout en inversant les « an » et les « on ». Un jour, il avait pris le mot « cancer » pour le mot « concert » et, depuis ce moment gênant, il veillait à être très attentif !

Aurore n’était pas prête à sacrifier sa vie pour elle. Même si elle la comprenait, cela n’enlevait rien à sa peine. Elle avait pensé à cette femme envoûtante tous les jours, pendant les dix ans après leur rupture. En la revoyant, elle s’était rendu compte que tout ce qu’elle avait aimé était toujours là, bien présent : son sourire, sa beauté, son émerveillement, ses yeux remplis de de malice et de tendresse.

Aurore lui avait envoyé un texto dans la journée, annonçant son départ prochain pour la Métropole, comme prévu. « Il vaut mieux qu’on ne se recroise pas », avait-elle écrit. Depuis, un grand vide envahissait son cœur. Elle ne voulait qu’une seule chose, qu’on la laisse souffrir en paix ! Elle avait besoin de temps pour s’en remettre, mais, ça, elle ne pouvait pas le dire à Mélissa.

« Adieu Clémence. »
 
Elle ne voulait pas lui dire adieu, mais c’était le seul moyen qu’elle voyait pour qu’elles reprennent chacune leur vie. Ses yeux embués de larmes, elle ne réussit pas à se relire. Elle finit par ranger son carnet et repoussa l’écriture au propre de la lettre.
Le reste de sa nuit fut hanté par le visage pâle de Clémence qui se déformait pour devenir celui de Luka, puis celui d’un homme décharné aux pupilles écarlates.

Elle imaginait Clémence regarder le même ciel… Elle eut l’envie fulgurante de la voir, qu’elle la serre, à nouveau, dans ses bras. Dans ses bras, où, quelques heures plus tôt, elle s’était sentie la femme la plus importante au monde.

Elle savait pourtant que si elle revoyait Clémence, elle ne pourrait pas lui résister ni lui exprimer tout ce qu’elle avait sur le cœur sans bafouiller. Elle s’en remit à sa manière favorite pour communiquer des sentiments complexes. Elle sortit son carnet bleu et un stylo puis commença à rédiger le brouillon d’une lettre.

Elle était persuadée que ses sentiments pour Clémence n’étaient qu’une illusion menée par l’interdit et le souvenir de leur jeunesse. Ce qu’elle vivait avec Luka était, en revanche, bien réel.
La culpabilité commençait à teinter de noir son après-midi aux Marmites. Comment avait-elle pu se laisser enivrer ainsi alors qu’elle avait l’homme parfait à la maison ? Son ex-compagne avait joué un coup de poker et elle était tombée dans le panneau.

Si son premier amour lui avait fait redécouvrir des sentiments qu’elle n’avait plus connus depuis bien longtemps, elle ne l’avait pas pour autant oublié. Son Luka, qui la soutenait dans tous ses projets et qui supportait les sautes d’humeur et les problèmes de confiance en elle. Ils partageaient leur vie depuis six ans et elle l’aimait plus que tout.

Elle entreprit de calmer son cœur, qui cognait toujours aussi fort. La tâche fut complexe malgré ses aptitudes pour la méditation. Les images de l’après-midi défilaient devant ses yeux, elle se retrouvait emportée dans le flot des émotions.

Aurore sentait le souffle à peine maîtrisé de Clémence. Quand celle-ci posa ses lèvres sur les siennes, enfin, elle ferma les yeux. Les lucioles sur l’eau se transformèrent en feux d’artifice.

Clémence n’avait d’yeux que pour Aurore. Elle avait toujours aimé sa capacité à s’émerveiller, à voir chaque beauté de la vie et à en apprécier chaque instant. Sur son visage hâlé s’étaient déposées des étoiles et le cœur de Clémence battait de plus en plus fort.

Si Clémence réussissait à mettre en pause sa vie réelle pour embrasser l’instant présent, Aurore était plus soumise aux aléas de ses émotions contradictoires.
– Pourquoi tu fais tout le temps « non » de la tête quand tu me regardes ? demanda Clémence en s’arrêtant, obligeant son amie à se tourner vers elle.
– Parce que, ce que je ressens, quand je suis avec toi, c’est… c’est pas bien. Mais en même temps, c’est si bon.